
Désuétude du bien commun (1/8)
Désuétude du bien commun. Peut-on encore partager un espace libre, ouvert et bienveillant ? A la suite de deux siècles d’auto-critique des (…)
dimanche 6 juin 2021 , par
Le travail humain a jusqu’il y a peu assuré une double fonction vis-à-vis des populations. Tout d’abord et de façon évidente, en tant qu’action technique, au sens large, de l’homme sur son milieu dans le but de le transformer et d’en user le plus largement possible, il a une fonction économique, au sens large aussi. Il produit les moyens matériels lui permettant de subsister en assurant ses besoins vitaux, de manière plus ou moins complète, mais aussi de dégager une plus-value lui permettant d’étendre progressivement la quantité d’usages du monde dont il peut bénéficier. Mais le travail a aussi une fonction politique, entendue là encore au sens large, en ce qu’il occupe, et même majoritairement, le temps disponible des individus, leur temps de cerveau disponible, même lorsqu’il s’agit d’un travail qualifié de simple.
Cette occupation rive chacun aux problèmes propres à son travail et le distrait de réfléchir à d’autres sujets, en particulier à la distribution de l’exercice des pouvoirs au sein des populations, telle entre autres qu’elle détermine justement les conditions de son travail. Ou pire encore de penser à son existence singulière hors des cadres imposés par cette distribution, ce qui potentiellement remet celle-ci en cause mais l’oblige aussi à se confronter à sa propre singularité, le plus souvent à son peu de consistance. Le travail est alors politique en ce qu’il gère les fonctionnements intellectuels du plus grand nombre en assignant la plus grande partie de leur activité à des tâches qui le détournent de questionner trop précisément l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs qui en use, sa participation à celle-ci, inévitable pour qu’elle fonctionne, et pour finir sa propre existence. Il a été, pendant la plus large part de notre histoire, le moyen privilégié d’occuper le temps de cerveau disponible de chacun, et de garantir ce faisant l’optimisation de l’exercice des pouvoirs au sein des populations, sous couvert d’un rôle purement économique pour notre modernité. Or ce rôle se voit désormais menacé de perdre toute justification sous la pression conjointe de la financiarisation de l’économie, qui dispose de moyens plus expéditifs de produire de la plus-value, et de la technologisation de plus en plus importante de la production de valeur, qui rend le travail humain progressivement inefficace, inutile, voire contre-productif. D’une façon de plus en plus marquée il semble bien que le travail humain puisse devenir obsolète à court terme, parce que remplaçable dans la plupart des cas par des automatismes qui permettent de dégager des plus-values financières plus importantes. La dévalorisation progressive de sa fonction économique entraine inévitablement une baisse sensible de l’efficacité de sa fonction politique. Là où il y a de moins en moins de travail et où celui-ci est de plus en plus économiquement dévalorisé, sa fonction de distraction des conditions réelles de l’exercice des pouvoirs devient plus difficile à assurer, situation qui contrevient à la bonne fonctionnalité de celui-ci. Se fait donc jour la nécessité de trouver des moyens permettant de continuer à assurer de manière efficace cette fonction politique de distraction des populations.
Le rôle du travail se trouve par ailleurs, dans cette situation critique, de plus en plus valorisé, cette valorisation symbolique tentant de pallier sa raréfaction de fait et la prévision de son aggravation à venir. On est typiquement là dans un syndrome de commémoration d’une réalité, qui si elle n’est pas tout à fait morte est néanmoins déjà moribonde. Il est d’ailleurs remarquable que cette valorisation fonctionne très largement : chacun, où qu’il se situe dans l’organisation du travail, donc aussi dans celle de l’exercice des pouvoirs, proclame désormais haut et fort la valeur indiscutable du travail. Ce qui met en pleine lumière le consensus culturel qui s’est fait sur la question, donc sur le rôle politique au sens large de la distraction qui s’y rattache. On peut bien avancer qu’il y n’a là qu’un des résultats, exemplaire et symptomatique, de la conformation culturelle à laquelle nous sommes tous soumis du seul fait de notre socialisation – et c’est effectivement le cas – mais ce consensus ne se réduit pas à une simple soumission, chacun y participe et y trouve peu ou prou son compte, sinon il ne tiendrait pas. Ce qui indique que finalement et globalement cette distraction nous convient globalement et que nous n’éprouvons guère le désir d’aller voir plus loin que l’horizon de temps de cerveau occupé qu’elle nous propose. Néanmoins, en dépit de cette unanimité commémorative envers le travail humain et la dignité dont il se trouve définitivement doté, celui-ci tend inexorablement à disparaître et il faut occuper correctement le temps de cerveau disponible que cette disparition libère auprès des populations pour que celles-ci restent gouvernables avec leur assentiment global.
Au vu des moyens dont disposent nos sociétés « occidentales », il n’y a que deux solutions envisageables, qui restent liées fonctionnellement. En premier lieu occuper ce temps de cerveau disponible par d’autres activités que le travail, qui comme lui distraient le plus grand nombre de questionner trop avant et trop radicalement l’organisation de l’exercice des pouvoirs et permettent d’assurer sa continuité fonctionnelle. Et répondent de surcroit à son désir global de ne pas se poser de questions outre mesure sur la façon dont elle s’organise et dont il y participe. Le développement d’une culture des loisirs à grande échelle correspond à ce besoin. Le temps de cerveau disponible libéré par la raréfaction du travail humain est capté par l’industrie du loisir de masse, qui oriente les activités du plus grand nombre vers des modèles comportementaux compatibles avec sa gouvernementalité. Non seulement elle occupe les esprits avec des activités sans risque quant à l’exercice des pouvoirs au sein des populations, elle les divertit au sens fort, mais en plus elle véhicule des modèles permettant d’en renforcer l’emprise en répondant à leur désir de subjectivation sociale. Néanmoins cette culture des loisirs de masse, bien qu’elle soit en constante expansion, ne constitue qu’une part de l’économie, et de ce fait elle ne peut remplacer complètement et de but en blanc la fonction politique du travail humain. Il faut donc bien aussi prolonger au mieux l’existence de ce travail, le maintenir en survie artificielle. Ce qui est possible d’abord parce que le travail humain n’est pas encore complètement inutile : la technologie, en dépit de ses progrès et de son emprise croissante au sein de notre réalité, n’est pas encore en mesure d’assurer tous les travaux à sa place, ou de le faire en extrayant une plus-value plus importante. Mais elle y travaille – c’est le cas de le dire – et elle réduit de plus en plus la place qu’elle lui laisse fonctionnellement. Il faut donc, pour maintenir le travail humain en survie artificielle, lui assigner majoritairement des tâches qui n’ont que très peu ou aucune valeur fonctionnelle directe, mais qui permettent de mettre en œuvre sa fonction politique de distraction des esprits. Cette adjonction de travail fonctionnellement inutile au travail humain qui reste encore nécessaire se fait au prix d’un déclassement radical des conditions de travail qui s’y rapportent. Non seulement ce travail surajouté ne présente aucun intérêt – mais après tout quel travail, quel qu’il soit, présente-t-il un réel intérêt – mais, parce qu’il est fonctionnellement inutile, il est aussi économiquement dévalorisé. Nos sociétés occidentales, parce que la technologie n’est pas encore en mesure de périmer complètement le travail humain, doivent gérer la complémentarité de ces deux options pour que continue à fonctionner efficacement l’exercice global des pouvoirs.
La question qui se pose, inévitable, est alors : est-ce que cet état mixte entre loisirs de masse et travail surajouté est à même de garantir la pérennité de l’occupation des temps de cerveau disponibles, est-ce qu’il peut durablement divertir chacun en assurant la gouvernementalité de tous ? L’accroissement incessant de l’emprise de la technologie dans nos existences tend à faire penser le contraire. Elle constitue un facteur déstabilisant majeur par la place toujours plus importante qu’elle occupe partout dans notre réalité. Et ce aussi bien dans la sphère économique globale que dans celle plus restreinte des loisirs.
Côté économie, la production matérielle tend à exclure de plus en plus le travail humain du fait de la généralisation des processus robotisés. Mais cette exclusion va aussi avoir progressivement lieu pour ce qui concerne une bonne partie – voire la totalité – de la production immatérielle via l’intelligence artificielle. Seul le créer singulier pourrait échapper à cette invasion, mais il reste à savoir, si c’est bien le cas, quelle place lui serait laissée dans une organisation fonctionnelle de l’exercice global des pouvoirs intégralement automatisée. On peut prédire, sans prendre beaucoup de risque de se tromper, qu’elle sera minime, voire nulle. Côté loisirs, l’avènement d’internet et le développement exponentiel des applications auquel il donne lieu permet aussi d’envisager une complète prise en compte des temps de cerveau disponibles par les seuls moyens technologiques qui s’y rattachent. Tout paraît donc annoncer la fin prochaine du travail humain, sans intérêt économique, et dont la fonction politique de distraction serait intégralement reprise par une organisation globale de loisirs de masse s’appuyant largement sur la connectivité dématérialisée propre à la sphère de l’internet et des réseaux sociaux. Le seul point restant alors à régler est celui de la compatibilité économique des conditions impliquées par cette disparition du travail humain. Si du côté purement économique il est possible de rester dans une logique de plus-value financière dans le cadre d’une production entièrement automatisée – il ne s’agit que d’une question d’échelle suffisamment large du processus permettant d’assurer de dégager cette plus-value – les choses sont moins évidentes en ce qui concerne les loisirs de masse. Parce que ces activités sont aussi des activités économiques, qui doivent donc dégager des plus-values, ce qui suppose leur monétarisation. Or dans un monde intégralement automatisé il n’y a plus de salaire et donc plus de moyen, sauf pour ceux détenant encore les moyens de production automatisés et ayant accès aux plus-values qu’ils génèrent, d’accéder à ces loisirs. Ce qui contredit à la nécessité gouvernementale de leur massification. Le problème se pose d’ailleurs aussi, de façon assez similaire, pour l’écoulement de la production, la consommation des produits fabriqués automatiquement, qui pour s’effectuer et donc justifier la production, doit être monnayée pour dégager la plus-value qui s’y rapporte.
Là aussi les options sont limitées pour arriver à résoudre la question économique de la disparition ultime du travail humain. Encore plus que celles exposées précédemment. Hors changement radical, mais très hautement improbable, du paradigme économique de nos sociétés occidentales, celui de l’extraction capitaliste de la plus-value, il n’y en a guère qu’une. Que ce changement – qu’on pourrait par ailleurs estimer plus que souhaitable – soit de l’ordre de la quasi-impossibilité découle de ce que l’emprise de ce paradigme est désormais mondiale et qu’il faudrait donc un rejet lui-même mondial de ses mécanismes et principes pour y parvenir. Mondialisation anti-capitaliste dont nous sommes très éloignés, parce que même les laissés pour compte que le capitalisme produit en nombre toujours croissant par la raréfaction et le déclassement du travail humain ne rêvent que de pouvoir accéder aux usages qu’il propose aux plus aisés, alors que la première s’est déjà installée durablement et modèle en profondeur nos comportements sociaux. La seule option qui reste consiste alors à continuer à produire cette plus-value sous le mode économique capitaliste, mais à partir d’une autre source que notre milieu. Le travail humain, puis le travail en général, ont toujours transformé ce milieu pour en tirer des moyens de subsistance et une plus-value. Ce travail-là, dans sa composante humaine, est périmé, ou sur le point de l’être. La seule matière première qui n’ait pas encore été travaillée, c’est nous. Cette fameuse plus-value, qui permettra de réconcilier l’économie avec la généralisation des loisirs et la production automatisée des biens de consommation, proviendra de la collecte massive et de l’exploitation des données individuelles se rapportant à chacun de nous par les applications de distraction sur internet. C’est ce qui commence à se faire, à une échelle déjà étendue mais qui reste « artisanale » au regard de ce qui finira par se mettre en place lorsque l’accès à ces informations sera plus ou moins directement monétarisé et constituera la seule source de revenus permettant à chacun de consommer, des biens matériels et des loisirs de masse. Notre futur le plus probable, une fois le travail humain disparu et lorsque les tentatives de le maintenir en survie artificielle auront échoué économiquement, est de devenir la matière première sur laquelle travailleront les algorithmes des applications internet pour en extraire des données monnayables pour le fonctionnement de la production matérielle et des loisirs, et l’extraction des plus-values qui y sont associées. Nous ne travaillerons plus, on travaillera sur nous en nous distrayant, radicalement.
Vision apocalyptique ? Peut-être, mais ça n’enlève rien à sa probabilité, forte. Et en plus il s’agit d’une apocalypse qui avance à pas feutrés, avec a minima notre assentiment implicite à chaque pas effectué lorsque ce n’est pas à notre demande, ce qui la rend moins repérable – on est loin des sept sceaux qui s’ouvrent, des quatre cavaliers et de la Bête, on est juste devant un clavier et un écran. Que peut-on faire contre ? Se retirer de ce clavier et cet écran dans la plus large mesure possible, surtout ne pas s’empêtrer dans le réseautage social auquel ils ouvrent grand la porte. Et continuer à penser singulièrement pour ne pas se laisser trop distraire – bien qu’on ne puisse totalement échapper aux divertissements de masse que la culture du temps valorise à l’excès et impose répétitivement. C’est le plus immédiat des pas de côté que chacun puisse effectuer. Mais que quelques-uns le fassent ne garantit que peu de retrait face à la déferlante des moyens que la technologie met en œuvre pour s’y opposer. Stratégie de défense uniquement. Passer à l’offensive requiert de pirater les processus d’extraction et de traitement de ces données dont nous sommes en train de devenir la matière première. Pour les perturber, mieux encore les falsifier et les rendre ainsi inutilisables. Mais il faut alors savoir clairement qu’il n’est plus question de se distraire et d’être prêt à en payer le prix. Des candidats ?
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Vos commentaires
Le 13 juin 2021 à 07:39, par Artus En réponse à : Plus de travail humain ?
Bonjour et merci pour cet article.
Deux questions quand même :
Contrairement à toutes les techniques à l’œuvre depuis que l’on est sorti de notre caverne jusqu’à aujourd’hui, les technologies dont vous parlez peuvent-elles et pourront-elles réellement un jour se passer complètement du travail humain ?
D’autre part, leur augmentation exponentielle n’est-elle pas la garantie de notre occupation éternelle à les entretenir et les faire évoluer ?
Bien cordialement.
A.
Le 15 juin 2021 à 15:51, par Mark En réponse à : Réfléchir, penser... Voeu pieux.
Bonjour, très intéressant. Est-ce à penser qu’avec plus de temps tout le monde réfléchirait plus, s’occuperait à penser ? J’en doute.
Longue vie !
Mark.