
Désuétude du bien commun (1/8)
Désuétude du bien commun. Peut-on encore partager un espace libre, ouvert et bienveillant ? A la suite de deux siècles d’auto-critique des (…)
lundi 23 juin 2025 , par
Conditions d’une refonte du dialogue démocratiqueSi l’organisation démocratique trouve sa source dans l’antiquité, ses caractéristiques comme ses modalités ont évolué au cours des siècles, et plus particulièrement depuis le XVIIIe pour ses versions contemporaines. Le mouvement des Lumières a promu en valeur de progrès les aspirations à la souveraineté populaire. Ajoutons à cela l’identité collective, les Nations modernes étaient nées. C’était en France et aux États-Unis. Évidemment, les défis à relever pour s’assurer de la souveraineté du peuple sont nombreux et largement documentés. Ce sont peut-être ceux-là qui ont conduit Winston Churchill à déclarer : « La démocratie est le pire système de gouvernement, à l’exception de tous les autres qui ont été expérimentés ». Mais voilà, si rien ne paraît aujourd’hui pouvoir démentir cette assertion, la démocratie contemporaine est malade de ce dégoût du vrai que l’on nomme Post-vérité, lequel conduit aussi sûrement qu’une dictature sur le chemin des idées totalitaires. Fin d’une époque ? Difficile à dire.
Comme le souligne la philosophe Claudine Tiercelin, « le défi n’est plus seulement d’expliquer l’ignorance, le mensonge, le cynisme, l’enfumage politique ou même la tromperie. La nouveauté dans l’ère de la post-vérité porte moins sur la nouveauté que sur le côté spectaculaire du défi, lequel ne concerne pas seulement l’idée de connaissance de la réalité, mais l’existence même de celle-ci. Car le problème ne vient pas de ce que nous laissons nos opinions ou nos sentiments trop empiéter sur notre conception de ce que sont des faits, ou la vérité, mais que ce faisant, nous prenons le risque de devenir étranger à la réalité elle-même ».
Que nous souscrivions ou non à cet avertissement, une chose semble avérée : une perte de repères sociaux et un fort sentiment général d’incertitude gagnent les sociétés occidentales. Doivent encore en être précisées les origines possibles.
La fusion des technologies et le déploiement de l’intelligence artificielle à tous les pans de la société, accréditent l’hypothèse d’un monde en mutation. Or, les changements d’époque portent en eux les agitations et les doutes relatifs aux fins et aux débuts, glissant les uns contre les autres à la manière de plaques tectoniques. Ils laissent une grande partie de leurs contemplateurs comme nus, désarçonnés et incertains.
Pourtant, la finitude en elle-même, en tout cas pour ce qui concerne le domaine social et culturel voire historique, pourrait aussi s’apparenter au sillage d’un renouveau. Ainsi considérée, la fin est susceptible de ne pas être réduite à une perte, avec ce que le terme véhicule de connotation péjorative, mais s’estimer plutôt comparable au seuil d’un commencement mélioratif. Quelle population de la Renaissance, ou de la Révolution industrielle (etc.) aurait assumé un retour en arrière ? C’est donc peut-être ailleurs que dans une transformation structurelle qu’il faut chercher la source de la crise existentielle actuelle.
Mort de Dieu, fin de la Vérité, de la Nature, de la Réalité… Depuis la fin du XIXe siècle, les annonces du terme de certain fondamentaux des sociétés contemporaines relèvent du domaine du relativisme. Elles portent atteinte aussi bien aux valeurs qu’aux concepts normatifs des interactions sociales, sans que l’on sache toujours distinguer ce qui relève du constat, de l’analyse ou du vœu, de la part de leurs hérauts. À bien des égards, chaque proclamation de fin annonce un déficit de sens et porte en elle les prémices d’une crise de la représentation du monde.
Or, donner du sens est aux fondations de l’esprit humain, pour le meilleur et pour le pire. Il s’agit d’une caractéristique radicale de la formation de sa pensée. Rechercher de la cohérence, c’est pour l’espèce humaine et dans ce domaine de l’ordre du tropisme. Il s’agit d’une certaine manière du moteur de son interaction au monde, ce qui l’a conduite de l’animisme au déisme, en passant par la science et toutes les rationalisations répertoriées du réel.
D’un autre côté, la solidité des arguments ne présente pas non plus un critère suffisant. À titre d’illustration, la remise en cause de certains concepts au prétexte de leur origine n’est pas entièrement convaincante (à la manière de la Nature, principalement circonscrite par Philippe Descola à une invention européenne du XVIIe siècle). Investir une notion dans la compréhension théorique d’un collectif humain, n’est pas incompatible avec la méconnaissance que ledit collectif a de cette notion. Ainsi, parler de patriarcat pour définir des sociétés qui n’en font – ou n’en faisaient – aucun usage conceptuel, n’en rend pas moins valide son concept. Ce dernier peut servir de référentiel commun pour débattre de ce système organisé dans lequel les hommes détiennent le pouvoir principal et prédominent dans les rôles de leadership politique, d’autorité morale, de privilège social et de contrôle de la propriété.
Peut-être alors, le trouble vient-il plutôt des moyens de la reconsidération ?
Il semble en effet que la proclamation des fins porte déjà en elle l’annonce d’une méthode à présent prédominante : un dévoilement, empreint de soupçons à l’égard des systèmes de pouvoir, des illusions et pour finir du sujet lui-même. Plus aucune valeur ne peut être proposée comme légitime sans être suspectée de domination, puis réprouvée. Plus aucune capacité cognitive ne peut être sollicitée sans être suspectée de l’emprise d’un biais, voire de déterminisme.
Bien entendu, que des systèmes de pouvoir soient à l’œuvre, qu’il y ait des biais illusionnant, que le sujet soit interrogé, l’on peut s’en accorder. Nous pouvons sérieusement questionner les indicateurs ou les prédicats de ces états, et même les forces ou les mécanismes à l’œuvre pour leur faire prendre corps ou système. Puis les combattre ou les corriger. Mais qu’il découle de leur mise en évidence, la remise en cause de toute valeur normative, source de compréhension et appareil d’un dialogue collectif, applicable à tous, il faut s’en disputer.
Est-ce à dire que sont illégitimes les luttes sociales qu’a motivées la mise au jour des systèmes de pouvoir ou des biais cognitifs ? Évidemment pas. Au reste, qui nierait leur attachement aux valeurs universelles ? N’y a-t-il pas un désir de justice ou d’égalité à combattre le patriarcat ? Une volonté de liberté à s’opposer aux colonialismes ?
Souvent ce n’est pas le fond qui pêche mais la forme, laquelle peut même à l’occasion desservir les valeurs de la cause.
Mais à quoi peut conduire la remise en cause des valeurs universelles normatives ? Que faire de la liberté, de l’égalité des droits, ou de la vérité ? Souhaitons-nous abandonner le monde à la loi du plus fort, à l’iniquité, à l’injustice, à l’arbitraire ? Devons-nous par exemple accepter l’esclavage (comme aux Émirats Arabes Unis) au prétexte de normes locales, de la recherche du profit, de la cohérence d’arguments économiques touchant aux intérêts supérieurs de la Nation ?
Outre un retour de l’arbitraire et de l’injustice liés au relativisme, les démocraties se voient également exposées à l’inhibition critique. En effet, la tentation est grande pour ses citoyens disposés à la controverse de limiter leurs pensées, leurs actions voire leurs émotions, par peur du jugement moraliste ou des conflits. Dans cette situation, le dialogue démocratique est tronqué d’une partie de son authenticité et rend plus difficile l’atteinte pragmatique du consensus.
On le comprend, les raisons d’un relativisme et d’un scepticisme structurels ont l’air de se multiplier : monde en mutation, critique des fondements, méthode du dévoilement trivialisée, goût pour la conspiration, retrait d’une expression nuancée et complexe… La remise en question, qui était hier un progrès pour la remise en cause des normes oppressives, s’est muée en défiance vis-à-vis des normes, des règles ou des standards relevant de l’éthique, de la morale, du droit et des sciences sociales principalement. Le vide normatif qui en résulte est une impasse pour tous ceux souhaitant lutter contre les dogmatismes et la subjectivisation des valeurs. Il en découle une désorientation collective, que les ennemis aussi bien extérieurs qu’intérieurs de la démocratie ne manquent pas d’exploiter.
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