
Désuétude du bien commun (1/8)
Désuétude du bien commun. Peut-on encore partager un espace libre, ouvert et bienveillant ? A la suite de deux siècles d’auto-critique des (…)
lundi 23 juin 2025 , par
Conditions d’une refonte du dialogue démocratiqueLe processus de démantèlement des structures conceptuelles et des catégories considérées comme stables ou universelles, même au nom de la pluralité, conduit à l’absolu du relatif. C’est ainsi que la relativité devient une vérité absolue. C’est ce que l’on nomme le relativisme. Celui-ci fait référence à la subjectivisation de la vérité et s’articule avec le scepticisme. Aussi, avant de poursuivre la démonstration, il semble nécessaire de nous accorder sur quelques concepts.
Sur le plan sémantique, l’utilisation du mot vrai revêt diverses significations : il peut être intensif (c’est un vrai con), il peut signifier l’authenticité (c’est une vraie Swatch), les propriétés de ce à quoi il se rapporte (une histoire vraie : qui a eu lieu ; un énoncé vrai : conforme à la logique), etc.
Mais du point de vue de la connaissance, la vérité n’est pas l’opinion, il ne s’agit pas d’une appréciation subjective. Elle consiste en un jugement, c’est-à-dire un acte de la pensée qui permet de définir, d’affirmer ou de nier. D’après l’Encyclopaedia Universalis, « la fonction du jugement est d’établir une relation entre deux concepts ou représentations, en affirmant ou en niant un rapport entre eux ». Concernant la connaissance, il s’agit du point d’arrêt d’un problème, lequel s’achève dans une décision. Cette dernière porte sur une correspondance non statique, résultat d’un processus d’enquête rationnelle, entre nos croyances ou nos énoncés d’une part, et les faits ou la réalité d’autre part. En tant que jugement, la vérité est ainsi fortement impactée par des valeurs.
Élément important, la pensée reconnue comme vraie dans un jugement n’est pas altérée par celui-ci. Quand on dit que l’eau de mer est salée, on ne change pas les propriétés de l’eau de mer. On apporte un jugement sur la pensée que l’on a au sujet de l’eau de mer. En outre, le concept de vérité est à dissocier, d’une part de ce que l’on tient pour vrai, et d’autre part de la valeur que l’on est prêt à voir en elle.
La réalité, quant à elle, est le cadre dans lequel les faits existent. Elle englobe tout ce qui est, y compris les objets, les événements et les états de choses. La réalité est indépendante de nos croyances ou de nos perceptions, bien que notre compréhension de la réalité soit toujours médiatisée par nos concepts et nos théories.
Les faits, de leur côté, sont des éléments empiriques ou des événements qui se produisent dans le monde réel. Ils constituent la matière première de l’expérience et de la connaissance. Bien qu’intrinsèquement liés à nos valeurs – comme nous le verrons plus loin –, les faits sont ce que nous observons et ce sur quoi nous nous basons pour former nos croyances et nos connaissances.
Le réel enfin, est à la fois ce qui produit (ou est à l’origine) des expériences conscientes d’un individu, mais également ce qui interagit avec quelque chose de réel.
En résumé et pour le dire rapidement, la vérité concerne un jugement porté sur des faits, eux-mêmes objets d’un ensemble englobant que l’on nomme réalité. Ce jugement est le fruit d’une enquête rationnelle.
La vérité est donc ce vers quoi nous tendons lorsque nous cherchons à justifier nos croyances et à comprendre le monde. Elle est objective et universelle.
Concluons ce cadre définitionnel en précisant que la vérité ne peut se réduire à une sorte de relation de correspondance entre des mots ou des symboles de pensée d’un côté, et des choses ou des ensembles de choses extérieures de l’autre.
En effet, dans les pas de Charles Sanders Peirce, Ludwig Wittgenstein, et Hilary Putnam, nous soutenons que les signes ne désignent pas par essence quelque chose en eux-mêmes. Pour s’en convaincre, imaginons une fourmi, laquelle tracerait sur le sable une ligne qui ressemble à une caricature de Churchill. On ne pourrait pourtant prétendre qu’elle a intrinsèquement représenté Churchill. Probablement parce que la représentation de son trajet tient lieu (dans une certaine mesure) du hasard, mais surtout car la notion de "Churchill" n’a aucun sens pour la fourmi. Nous ne partageons pas un référentiel commun avec la fourmi. On le voit, pour qu’il y ait référence, les icônes et les index ne suffisent pas. Tout discours ne signifie ce qu’il signifie qu’en vertu de ce que l’on comprend de sa signification.
Attardons-nous à présent sur quelques assertions critiques de la vérité, au premier chef desquelles le répandu : « la vérité n’existe pas ». Il relève du sophisme et de l’absurdité de sa logique, sur le modèle célèbre attribué à Épiménide le Crétois (VIIe siècle av. J.-C.) dans l’énoncé « Tous les Crétois sont des menteurs. » Il en va de même pour le non moins répandu : « à chacun sa vérité ». Dire cela, c’est faire preuve d’un relativisme auto-réfutant. Autrement dit, dire qu’il n’existe pas de vérité absolue est en soi une vérité absolue.
Dans le domaine de l’argumentation sceptique, ces raisonnements auto-référentiels semblent prospérer.
En témoigne encore une problématique ancienne dans le fond (cf. l’illusion du rêve chez Descartes, ou le malin génie) mais dans une version plus contemporaine : prouver que nous ne sommes pas des « cerveaux dans une cuve » connectés à un supercalculateur, lequel simulerait notre réalité. Bien entendu, nous serions en droit de nous demander pourquoi aller chercher une théorie si compliquée pour justifier nos états cognitifs ? Ou même pourquoi ne pas demander plutôt aux partisans de cette vision du monde d’en faire la démonstration ? Nous pourrions encore assez aisément réfuter toute justification par l’argument de l’ignorance, lequel suggère que l’absence de preuve contre une proposition peut être interprétée comme une raison de croire en cette proposition.
Cependant, examinons un résumé rapide de la démonstration (cartésienne) d’Hilary Putnam.
Un cerveau dans une cuve n’a de sens que si nous partageons le même référentiel que le cerveau dans la cuve, ou pour le dire plus simplement la même interaction causale au monde. D’après la théorie causale, l’état mental ne détermine pas la référence. "Faire référence à la même chose" ne signifie pas simplement "être dans le même état mental" ou "avoir le même concept". Pour qu’il y ait référence, il doit y avoir une interaction causale entre l’individu et le monde. Or si nous étions « un cerveau dans une cuve » nous ne ferions pas plus référence à « dans une cuve » que la fourmi ne désigne intrinsèquement Churchill en traçant sa caricature dans le sable (cf. l’exemple plus haut). Si nous étions effectivement des cerveaux dans une cuve, nos énoncés ne feraient pas référence à la réalité extérieure, mais à une réalité simulée ou imagée. Supposer le contraire, serait souscrire à une théorie ésotérique de la référence.
Si nous étions un cerveau dans une cuve, l’énoncé par lequel nous exprimerions notre pensée que nous sommes un cerveau dans une cuve, ne ferait pas référence à « dans la cuve » mais à « dans la cuve dans l’image ». Dès lors, si je suis un cerveau dans une cuve, mon énoncé « je suis un cerveau dans une cuve » est faux. Car si je suis effectivement un cerveau dans une cuve, l’énoncé qui rend vraie cette situation est : « je suis un cerveau dans une cuve dans l’image ». Or d’après l’hypothèse, je dois être « un cerveau dans une cuve » et non « un cerveau dans une cuve dans l’image ».
Pour éviter le même contre-argument auto-réfutant que celui sur le relativisme, le sceptique cherche à suspendre son jugement. Or, voilà une position peu tenable dans la pratique : devant le risque de tomber d’une falaise, il va certainement falloir choisir. Le doute s’il est légitime voire méthodique, ne peut se contenter d’être de posture et absolu, au risque d’être initiateur d’immobilisme.
Même en lien avec la subjectivisation de la vérité, le relativisme étend le champ de la subjectivité. Cette dernière souligne effectivement que la réalité est toujours perçue et interprétée à travers le prisme de l’expérience individuelle (expériences personnelles, émotions, contextes individuels…). Mais le relativisme, puisqu’il reconnaît la diversité des perspectives subjectives, peut être vu comme une extension de la subjectivité à des groupes ou des cultures entières. Il y a là, d’une certaine façon, personnification des groupes sociaux, souvent d’ailleurs au détriment de la diversité des entités qui les composent : les hommes sont comme ceci, les femmes comme cela, et les riches, et les puissants, et les pauvres, et les minorités... Les exemples encore une fois abondent.
Reste alors à distinguer le relativisme descriptif du relativisme normatif. Le premier observe la diversité des valeurs et des pratiques, tandis que le second soutient qu’aucune valeur n’est supérieure à une autre. Le plus souvent, dans nos démocraties, le deuxième tire sa justification du premier. Et c’est bien cela qui est source de risques autant que de conflits. Le danger s’accroît lorsque le relativisme devient absolu et généralisé.
Le relativisme absolu est la position selon laquelle il n’existe aucune vérité absolue ou universelle. Il n’y a donc pas de critères universels pour évaluer les croyances, les valeurs ou les pratiques. Le relativisme généralisé étend cette idée à tous les domaines de la connaissance et de l’expérience humaine, y compris la morale, l’éthique, la science… la réalité !
En définitive, toutes ces remises en cause (et non « en question » !) des valeurs contemporaines participent pour beaucoup de la reconnaissance d’une expérience subjective humaine, à laquelle est appliquée une méthode inductive de recherche de cohérence. Au-delà de cette faiblesse radicale, ces remises en cause s’orientent quasi-exclusivement vers la contestation. Elles ne cherchent pas à interroger la notion de valeur, ni ses critères d’universalité vus comme cadre dialogique. Non ! Elles les rejettent au nom de la pluralité, au motif principal d’une non-adhésion émotionnelle ou sensitive.
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