
Désuétude du bien commun (1/8)
Désuétude du bien commun. Peut-on encore partager un espace libre, ouvert et bienveillant ? A la suite de deux siècles d’auto-critique des (…)
lundi 23 juin 2025 , par
Conditions d’une refonte du dialogue démocratiqueLa perte de critère normatif en mesure de s’opposer à l’incertitude d’un monde en mutation semble au cœur de la généralisation du relativisme absolu. Mais comment vivre ici et maintenant, avec l’incertitude et les états affectifs qui en découlent ?
Pour répondre à cette question, deux attitudes concurrentes se sont principalement imposées : La première, régressive, est celle du dogmatisme, des croyances que l’on eût cru surannées, et de l’opinion émotionnelle. La deuxième, exigeante, est celle de la connaissance et des méthodes d’enquête rationnelle, basées principalement sur la logique, le doute méthodique, l’objectivité, la nuance, ou encore la vérification.
Malheureusement, et bien que prônée par le système éducatif des États de droits, la deuxième voie apparait beaucoup plus contraignante. Voilà pourquoi nous assistons à la résurgence des régimes totalitaires (comme en Italie ou en Hongrie), des religions classiques (à l’instar du regain d’intérêt, quoique ni massif ni généralisé, pour les valeurs des religions musulmanes ou chrétiennes en France, principalement chez les jeunes) et des idées sans nuances (à la manière d’une moraline areligieuse avec ses dérives wokistes : cancel culture, essentialisme, autocensure…).
La voie de la connaissance et de la méthode, malgré les dérives que l’Histoire ne se prive pas de révéler (et dont il faut à juste titre se préserver), demeure plus rigoureuse. Mais elle parait aussi contre intuitive à beaucoup, particulièrement dans un monde capitaliste hyperconnecté. En effet, l’accès quasi illimité aux informations de l’humanité donne l’illusion d’un savoir et d’une maîtrise. Or, une accumulation d’informations mise en relations cohérentes n’est pas une connaissance. La connaissance est un acte de la pensée qui saisit un objet par les sens, ou par une enquête rationnelle visant à atteindre la vérité objective et à justifier nos croyances dans un contexte approprié. Pour qu’il y ait connaissance, il faut qu’il y ait maitrise de la méthode, du sens de la fonction et pas seulement une somme d’informations ou de croyances, même vraies. Il devient pressant, au vu de l’audience des influenceurs ayant oublié cet état de fait, de se méfier du raisonnement justifié où la conclusion précède les arguments.
Néanmoins, à la différence de l’école de nos aïeux et des formations dogmatiques, l’éducation laïque et obligatoire enseigne l’esprit critique et la nécessité de se préoccuper de la connaissance, dans des débats argumentatifs encadrés. Elle institue le savoir en fondations de la liberté, comme condition de l’autonomie et de la citoyenneté. En visant une méthode de l’esprit critique pour l’accomplissement d’une existence digne de ce nom, et la réalisation de son « potentiel » humain, l’école encourage à penser qu’il ne tient qu’à chacun d’endosser la responsabilité de devenir un citoyen libre. La liberté est entendue ici comme la capacité d’un individu d’agir, de ne pas en être empêché et d’en avoir les moyens réels.
Cependant, plusieurs écueils se dressent face à son dessein. Ces obstacles portent d’abord sur ses principaux outils, à savoir l’esprit critique et l’argumentation. Paradoxalement, il semble en effet que la généralisation des raisonnements fallacieux puisse être reliée à une démocratisation de l’enquête socratique et du critère de justification de la connaissance comme élément principal de l’enquête. Mais, comme nous le verrons par la suite, les entraves ont également à voir avec la liberté.
Concernant les outils, en écoutant les débateurs dans l’espace public, il apparait que la critique ait pris le pas sur l’esprit. Par suite de simplifications extrêmes, il y a dévoiement. C’est ainsi que l’esprit critique en est réduit à la critique de l’esprit. Or l’esprit d’une valeur ou d’un concept relève d’une intentionnalité et d’une méthode. Pourtant, cette dernière apparait de plus en plus réduite à des rituels, oublieux de l’intentionnalité. C’est sur cette dérive que la foi d’un individu est ramenée au port (ou non) d’un signe religieux distinctif, ou que l’organisation démocratique est réduite à la seule mise en place d’élections vaguement populaires.
Que penser en effet du régime russe de ce début de XXIe siècle, dans lequel le « président » est au pouvoir depuis vingt ans, l’opposition politique empêchée, les représentants de la justice aux ordres du pouvoir, l’accès à une information objective et nuancée entravé par la censure et la propagande, le corps civil réduit à peau de chagrin ou en exil ? Comment interpréter la répression à l’égard d’Ekrem İmamoğlu, maire d’Istanbul et principal opposant du « président » Recep Tayyip Erdoğan ? Nous faisons référence ici à l’annulation par l’université d’Istanbul du diplôme que l’édile avait obtenu 30 ans plus tôt et sans lequel il ne peut se présenter aux élections présidentielles turques ; ou encore à son arrestation et son emprisonnement la veille de l’annonce de sa participation aux élections présidentielles. Bref, avons-nous encore réellement affaire dans ces exemples à des démocraties comme pourtant elles le prétendent et le proclament ?
Et il en va de même pour la communication argumentative. L’esprit critique cède trop souvent la place à la critique argumentée et cohérentiste, débouchant sur les thèses les plus fantaisistes, lesquelles vont de « Les extraterrestres ont bâti les pyramides d’Égypte ! » à « Les vaccins causent l’autisme ! »
Pour ce qui concerne la liberté, certains, par peur, ignorance, adhésion idéologique, confort ou bénéfices personnels, cèdent facilement la leur, pris en charge qu’ils sont par ces rituels vidés de leur substance. D’autres encore, conscients ne serait-ce que par analogie des différences descriptives inhérentes au monde et de l’incertitude qui en découle, n’éprouvent pas le désir d’être libres. Ni que les autres le soient, d’ailleurs.
Tout le monde ne veut pas affronter le choix dont ses actes sont dépositaires, ne veut pas en assumer la responsabilité. Assurément, cette position existentialiste héritée de la pensée post seconde guerre mondiale, exclue de facto du champ des dogmatismes et des totalitarismes, a de quoi générer pour beaucoup un sentiment d’angoisse voire des frustrations.
Toutes ces sensations inconfortables, combinées aux interactions cognitives avec le monde, alimentent la conviction que les choses sont finalement différentes pour chacun et partout, pas de façon subjective et singulière, mais de manière absolue, générale et donc relativiste.
Privés de repères normatifs et faute de valider nos croyances par une enquête rationnelle, nous privilégions la saisie de tout objet par les sens, ceux-là même qui nous conduisent à savoir que nous avons mal sans avoir recours à une investigation par la raison.
C’est ainsi que ce que nous ressentons, et à fortiori nos émotions, sont progressivement promues comme le seul indicateur authentique – pour ne pas dire indubitable – de cette singularité prise erronément pour la réalité. Ce que je ressens est vrai et fiable, et devient par la même incontestable. La vérité est alors confondue avec la sincérité voire l’authenticité.
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