Valeurs : l’universalité en question (4/8)

lundi 23 juin 2025 , par Marx Teirriet

Conditions d’une refonte du dialogue démocratique

Les valeurs nourrissent l’expérience humaine sous de très nombreux aspects et doivent faire l’objet d’âpres discussions aux sources même de nos organisations sociales. Par exemple, à l’origine de notre identité, certaines valeurs telles que la religion, le travail ou la famille, créent un sentiment d’appartenance et d’identité collective. Mais elles peuvent aussi être une source de division lorsque différentes communautés ont des valeurs divergentes.
Les valeurs peuvent également être perçues comme pourvoyeuses de sens, voire de cohérence, face aux états du monde. C’est ainsi qu’un engagement en faveur de valeurs telles que la paix, la justice ou encore la dignité humaine peut motiver l’activisme individuel en faveur de la libération du peuple palestinien, sous les bombes israéliennes autant que sous le joug du contrôle par la force ou de la répression des libertés du Hamas. La défense de ces valeurs pourra également favoriser la promotion de la coopération internationale en vue de parvenir à la résolution du conflit en Ukraine.

En fin de compte, une valeur peut être définie comme une qualité ou une caractéristique que l’on attribue à des objets, des actions, des personnes ou des états de choses, qui les rendent désirables, estimables ou dignes d’être recherchés. Les valeurs sont souvent considérées comme des principes ou des standards qui guident les jugements et les comportements humains. Il existe plusieurs champs d’application de ces valeurs (morales, esthétiques, épistémiques, instrumentales…).
Certains concepts peuvent être élevés à l’état de valeur, à la manière de la sécurité aujourd’hui en France. Il faut entendre par concept une abstraction du réel visant à en comprendre l’essence, facilitant ainsi la pensée et la communication des idées. La Nature est également un concept, comme la culture et tant d’autres.

Outre la caractérisation de ces valeurs, notre préférence d’une valeur plutôt qu’une autre dans l’ordre de nos priorités, donc leur hiérarchie, est un facteur déterminant des interactions sociales. Il peut par exemple se trouver une personne qui, devant l’injustice de l’attaque russe sur l’Ukraine, se mobilisera pour les milliers de victimes ukrainiennes du conflit ; mais son interlocuteur, plaçant la vie humaine comme critère prépondérant de ses engagements, s’émouvra autant pour les morts côté Russes qu’Ukrainiens. Cette différence de hiérarchie de valeurs partagées peut créer des conflits aussi sûrement que deux valeurs incompatibles.
D’une certaine manière, les valeurs peuvent être marquées du sceau de la subjectivité lorsqu’elles dépendent des préférences, des désirs ou des états affectifs d’un individu. On peut en effet imaginer que nos pulsions, nos humeurs, nos sentiments ou nos émotions modifient notre appréhension des valeurs : un sentiment persistant de joie peut conduire à l’altruisme.

On le voit, la notion de valeur est multifactorielle. La mutualisation d’une valeur passera donc nécessairement par la médiation du débat heuristique. Pourtant, et bien que cette position soit contestée et ses composantes négociées, certaines valeurs sont réputées universelles, à l’image de la dignité humaine, la liberté, l’égalité, la justice, la vérité… Elles doivent être considérées et examinées au principe même du vivre-ensemble. Bien entendu, universalité de certaines valeurs ne signifie pas uniformisation des modalités de leur recherche. La forme culturelle d’une valeur figurera la voie empruntée pour y accéder et non sa caractéristique ou sa substance.
Ainsi, il n’y a rien de commun entre l’universalité d’un idéal à atteindre et une quelconque uniformisation ! Il s’agit plutôt de reconnaitre à l’intérieur des particularités culturelles, ou régionales, ou temporelles (ou autre), les voies singulières vers ces valeurs dont on peut dire qu’elles sont non arbitraires (notamment issues d’une culture dominante) et enracinées dans des expériences humaines transversales. L’aspect universel d’une valeur tient à ce que cette dernière est impartiale, applicable universellement, rationnellement valide, intemporelle et au fondement de l’expérience humaine. L’universalité d’un principe relève du cadre dialogique commun, ouvert à la discussion et au débat, accessible et neutre, non d’une prescription autoritariste stéréotypée.

Aux fins de clore le lien entre deux fondamentaux du dialogue démocratique, à savoir la vérité et les valeurs, considérons enfin qu’il n’y a pas de dichotomie fondamentale entre les faits et les valeurs.
Premièrement, ces dernières influencent la manière dont nous percevons et interprétons les faits. Imaginons qu’une étude scientifique révèle dans un rapport la hausse de la température terrestre, la fonte des glaciers et l’augmentation du niveau des mers. Une personne sensible à la défense de l’environnement verra dans ce rapport une urgence nécessitant une action immédiate pour lutter contre les gaz à effet de serre. En revanche, quelqu’un privilégiant la croissance économique pourrait être plus réticent à soutenir une politique environnementale.
Et deuxièmement, la réciproque est juste : les faits peuvent façonner nos valeurs. La pandémie de COVID-19 a causé des millions de décès, submergé les systèmes de santé, perturbé les économies et forcé des milliards de personnes à adopter des mesures de confinement et de distanciation sociale. Certaines personnes verront dans ces faits la nécessité de réévaluer la politique de santé publique de leur pays, d’autre leur relation aux formes traditionnelles du travail en privilégiant le télétravail, d’autres encore réévalueront la hiérarchie entre sécurité et liberté, etc.

L’expérience et l’action jouent un rôle central dans l’élaboration de la pensée, or ces dernières ne se font pas hors sol. On comprend mieux à présent l’importance des valeurs dans l’expérience humaine, notamment pour faire corps social. Et l’on perçoit plus clairement l’attaque sur ces dernières que représente le relativisme absolu et généralisé. Reste à déterminer les moyens et les formes de ces assauts avant d’envisager les composantes d’un plan de résistance.

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