
Désuétude du bien commun (1/8)
Désuétude du bien commun. Peut-on encore partager un espace libre, ouvert et bienveillant ? A la suite de deux siècles d’auto-critique des (…)
lundi 23 juin 2025 , par
Conditions d’une refonte du dialogue démocratiqueLa mutation des états affectifs en critères principaux de la vérité est préoccupante. Le but n’est pas ici de disqualifier les émotions mais de rappeler qu’elles ne constituent pas à elles seules une étude critique de la connaissance. Elles doivent être à minima articulées à l’analyse, à la délibération, au débat contradictoire. D’autant que si l’émotion est une source de mobilisation efficace, la pensée permet des transformations plus éclairées et durables.
Le déplacement du registre épistémique vers un registre affectif croît. Il est à craindre que ce glissement soit un préambule à une privatisation du vrai et que l’on entende encore longtemps prétendre que « la vérité, ça dépend de chacun » au même titre que « la liberté c’est faire ce qu’on veut ».
L’enquête pour la recherche de la vérité, à l’origine de la connaissance, est habituellement entravée par trois défis sceptiques : Le défi cartésien, portant sur les liaisons logiques et la possibilité de douter de tout, y compris de nos propres perceptions et raisonnements. Le défi d’Agrippa, sur la justification des croyances et la régression à l’infini des justifications. Et le défi humien, questionnant la validité de l’induction et la possibilité de tirer des conclusions générales à partir d’observations spécifiques.
Cependant, le doute semble aujourd’hui se généraliser, nourri du conflit grandissant entre les émotions et les valeurs universelles et normatives, jusqu’aux concepts de vérité et de réalité.
Le doute n’est plus la faiblesse de l’ignorant comme dans l’antiquité. Il ne devient plus un élément de construction externe du savoir comme dans la méthode cartésienne. Le doute n’est plus non plus un état interne d’incertitude conduisant à la crise de la vérité scientifique comme au XIXe et XXe siècles. Il n’est plus circonscrit au résultat d’une angoisse existentielle devant l’infini des possibilités de l’être, chère à Kierkegaard, de tout ce que l’on peut devenir si l’on s’y autorise. Il n’est plus le résultat de l’expérience affective profonde de la liberté absolue d’action (entendue indifféremment comme un faire ou un ne-pas-faire) propre à un individu, et de la responsabilité de ses choix, défendus par Sartre.
Le doute est une manière d’être dans le monde, à l’instar du pianiste qui doute durant son concert, ce qui a pour effet d’influencer son jeu et d’alimenter en retour son doute. Mais il ne se contente plus de structurer la pensée, il la colonise au point de se muer en un dogmatisme sombre qui pare la vacuité des habits de la certitude, souvent de la falsification et de la manipulation. Aujourd’hui, celui qui doute est convaincu que ce qu’on lui dit est faux. Car il s’agit toujours pour lui de la remise en cause de l’assertion initiale.
Et peu importe que ce doute prenne dans le langage la forme d’une négation, ou d’un Pourquoi ? accusateur, ou d’un Pour quoi ? suspicieux. Ce doute a la dureté des faits et, par son caractère interne et adressé, est semblable à une émotion. Il est involontaire, subi, spontané. Qu’on le nomme « idéologique », « hypercritique », ou encore « moraliste », ce doute affectif émane. Il est le fruit de l’interaction de l’esprit avec le monde, réduit pour une grande part aux médiations numériques. Redoutable facteur d’inertie des sociétés, il n’est plus, en l’état, vecteur de connaissance. Il influence nos croyances, nos désirs, aussi bien que nos états affectifs.
Il nous faut distinguer ici, dans la rubrique des états affectifs, plusieurs dispositions : l’émotion, avec sa structure intentionnelle et sa durabilité ; le sentiment et les sensations, lesquels représentent la qualité phénoménale de ce que l’on ressent - l’effet que ça fait, en d’autres mots ; l’humeur, plus diffuse, globale et de faible intensité ; et enfin les pulsions ou les instincts.
Notre état affectif subit de nombreuses influences, comme nos expériences passées, notre culture ou notre statut socio-économique, et même l’évaluation cognitive d’une situation. Ainsi, si nous percevons la sécurité (en tant que valeur) menacée par une situation (une médiatisation importante des actes délinquants dans les cités urbaines, par exemple), nous pouvons développer un sentiment de peur.
Mais les états affectifs peuvent également participer à la validation d’une forme d’authenticité de nos choix. Dans le monde de la comparaison et de la transparence à outrance dans lequel les démocraties s’enlisent, les émotions deviennent alors (en miroir) le principal élément en partage avec les autres, pairs et compères ; ainsi que le seul principe à même d’évaluer les croyances, les valeurs et les pratiques. Est-ce à dire que les émotions n’y sont que négatives ? Certes pas !
D’autant plus que nos valeurs régulent nos émotions (en les tempérant par exemple) autant que celles-ci nourrissent les premières (en les confirmant, notamment). Les émotions participent même de notre relation au monde : qui n’a fait l’expérience d’une journée particulièrement radieuse après l’annonce d’une bonne nouvelle ? Tout prend alors une saveur exquise.
Mais curieusement, ces émotions sont majoritairement dominées par un pessimisme suspect dès lors qu’il s’agit d’interagir dans le domaine social ou politique, de sorte que la bienveillance semble être quasi exclusivement l’apanage de la sphère privée et amicale.
À cet égard, le terrain se présente propice pour que les institutions, qui participent pourtant au maillage du tissu social, soient contestées. Lors de l’annulation de certaines de ses décisions concernant l’immigration, le président américain Donald Trump a accusé les juges fédéraux d’être corrompus et de s’opposer à sa volonté par parti pris politique. Il a également appelé à la destitution de certains juges, les accusant de vouloir se faire connaître par des décisions qu’il jugeait ridicules et ineptes. Mais on aurait pu en évoquer bien d’autres : le Brexit en Angleterre, les indignés en Espagne, les manifestations à la suite du confinement lors de la pandémie de Covid en Allemagne...
Les partis politiques peinent à fédérer les attentes d’un corps social de plus en plus morcelé en confettis d’affects individuels. En témoigne l’impossibilité de transformer en engagement constructif le mouvement, pourtant d’ampleur, des Gilets jaunes en France. Les manifestants contestaient principalement les décisions du gouvernement français, accusant le président Emmanuel Macron et son administration de favoriser les élites au détriment des classes moyennes et ouvrières. Mais ses membres, malgré quelques tentatives, ne purent jamais fédérer au-delà de la contestation.
Vérité affective, contestations des institutions à tous les niveaux de l’organisation sociale, crise de la représentativité… Un système post-véritiste est en place, lequel concurrence le totalitarisme dans l’atteinte aux conditions même de la liberté. L’important est d’occuper l’espace de discussion le plus possible afin de faire adhérer à ses idées ou à défaut à ses intérêts. En général, ce système se caractérise par une interférence de grande intensité des émotions sur l’aptitude des sujets à "bien" raisonner.
Dernier rempart à abattre pour déconnecter le sujet de la liberté : le langage, comme référentiel commun et pourvoyeur de vérité objective.
Dans un système totalitaire, l’État fournit la croyance officielle à ses citoyens. Ils peuvent la croire, ou simplement dire qu’ils la croient. Mais en aucun cas, ils ne peuvent la contredire. C’est pour cette raison que les situations de débat et de contradictions y sont complètement proscrites. La vérité existe : c’est celle de l’État. Elle n’a pas besoin d’être démontrée ni expliquée ni débattue.
Le post-véritisme est une tentative consistant à faire disparaître la vérité objective au sein d’un univers démocratique en la dissolvant de l’intérieur. Il s’agit d’une maladie qui menace la santé des démocraties. Il est source d’érosion de la confiance dans les institutions de la république et facteur de polarisation sociale. Il favorise la manipulation des opinions publiques et affaiblit le débat démocratique. Voilà pourquoi il doit être combattu - et qu’il l’est déjà, d’ailleurs : fact-checking dans les médias, propositions de lois pour encadrer les GAFAM et la pratique des influenceurs, etc. Faut-il encore que ces outils convainquent au-delà de ceux déjà convaincus.
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