Post-vérité, le poids des maux (7/8)

lundi 23 juin 2025 , par Marx Teirriet

Conditions d’une refonte du dialogue démocratique

La post-vérité est d’autant plus insidieuse qu’elle utilise les vertus de la démocratie pour la fourvoyer. Car c’est bien en usant du droit fondamental de chacun à exprimer son opinion, que le post-véritisme gangrène la démocratie.
La démocratie est à l’état de droit ce que la méthode de la connaissance est à la vérité : un moyen de l’atteindre, trop souvent imparfait mais ne souffrant aucune meilleure solution. Il n’est donc pas étonnant que les chantres des alternatives liberticides s’attaquent tout autant à l’une qu’à l’autre.

Dans cette démocratie malade et fragmentée, la politique en est réduite à la recherche d’un leader à même d’apporter une réponse discursive à tous ces états affectifs – réponse elle-même en mesure de fédérer les mécontentements. Pour ce faire, le chef charismatique doit occuper l’espace public au maximum. Il se moque bien pour cela de dire des fadaises, au contraire ! Pensons une nouvelle fois à Donald Trump accusant publiquement des migrants, notamment haïtiens à Springfield, de manger des chiens et des chats, en 2023 lors de sa campagne présidentielle. Il se moque éperdument de savoir si cette information est vraie. Là n’est pas pour lui la question. Ce qui compte est l’effet de cette assertion sur sa cible électorale. Voilà peut-être les limites du fact-checking : quand bien même une information est démontrée fausse, on s’en fout.

Le sens des mots n’est pas épargné, il fleurte avec le subjectif ou la dénaturation. Dans un monde où la vérité est relative et les concepts suspectés d’instrument du pouvoir, le langage devient inaudible dans la mesure où il n’est plus « ordinaire ». Il devient un instrument suspect du pouvoir dès qu’il manifeste une prétention à faire preuve de méthode et de rigueur dans l’élaboration d’une connaissance éclairée, juste et vraie.
L’individu, sous l’emprise de ses aspirations affectives, développe un sentiment victimaire propice au repli sur soi ou au communautarisme. La guérison, la réhabilitation, jusqu’à la résilience sont eux-mêmes contestées par les discours vindicatifs et les arguments simplificateurs. L’individu y est réduit à un essentialisme binaire : victime ou bourreau, résistant ou complice. Y prédomine alors le récit des émotions, le plus souvent plaintif ou indigné, lequel remplace progressivement les faits et les actes dans la hiérarchie des valeurs. C’est à ce moment que le témoignage isolé finit par suffire à faire office de preuve.

Le langage et la réalité se trouvent continument un peu plus déconnectés par la réalisation performative de l’acte de communication. C’est de cette manière que les agresseurs se disent agressés, des pollueurs se prétendent défenseurs de la cause environnementale, des propriétaires ultra-privilégiés s’érigent en représentants du peuple prolétaires, les colons se posent en anticolonialistes, etc.

Et l’enjeu n’est pas seulement institutionnel. Il a à voir avec les individus dont la désinformation est source de décisions non éclairées. En permettant la propagation de narratifs simplistes et souvent faux, la post-vérité renforce les préjugés et les stéréotypes. Elle provoque du stress et de l’anxiété, voire de l’isolement social.

Il faut dire qu’un autre paradoxe s’avère inhérent aux sociétés contemporaines : plus le groupe humain dans son ensemble accède à la « connaissance » du monde dans lequel il évolue - comme en témoigne la création continue de nouveaux moyens de communiquer, de se déplacer, de se soigner, de se nourrir, par exemple -, plus ses membres en sont individuellement éloignés, ramenés par la complexité des techniques et technologies en œuvre à l’état préhistorique d’ignorants et de simples usagers.
Ce paradoxe alimente le désengagement, la perte du sens commun et fragilise les repères collectifs existants. L’utilisation des smartphones en est un bon exemple. Combien peuvent expliquer leur fonctionnement physique ou logiciel ? Il y a là une double dépendance à l’appareil, technologique et usagère, laquelle réduit le monde de l’utilisateur à l’interface numérique à laquelle il se connecte.
Ce phénomène peut également fragiliser les repères collectifs, lorsque les individus se sentent isolés dans leur incompréhension, alors même qu’ils sont connectés en permanence. En contexte, les valeurs et les connaissances partagées sont remplacées par une expérience individuelle et souvent superficielle de la technologie.

Et voilà que la manifestation de cette déconnection entre le langage et la réalité (et la vérité objective), surgit jusque dans l’espace privé où toute forme de contradiction peut être perçue comme une atteinte à l’intégrité subjective. Dans cette situation, il devient de plus en plus difficile d’interagir contradictoirement avec les membres de la famille ou de son cercle restreint. Les idées se mêlant aux états affectifs singuliers, une argumentation contre une position différente est vécue comme une attaque personnelle, pour ne pas dire intime.

C’est alors que la tentation de chercher à interagir avec des idées et des discours qui confortent notre position devient frénétique – d’où le succès des chambres d’échos numériques. Et tant pis si cela conduit à des frictions démocratiques. Il n’est plus rare d’entendre des usagers des réseaux sociaux remettre en cause les résultats d’une élection au motif qu’ils ne correspondent ni à leur vote ni à l’ensemble des messages avec lesquels ils entrent continuellement en interaction. Ils suspectent évidemment l’élection de trucage et non l’exiguïté de leur chambre d’échos. Encore une fois, les exemples de proclamation d’« élections volées » abondent : assaut du Capitole en 2020 aux USA, ou présidentielle française de 2022, pour n’en citer que deux.
Dans l’économie de l’attention, les promoteurs de ces espaces clos ont compris que la fidélisation (jusqu’à la narcotisassion) nécessitait de ne surtout pas contredire le client et d’assumer à sa place la responsabilité de ses actions. Dans ce monde fragmenté et incertain, le locuteur dominé par ses affects se voit conforté dans sa sensation d’usager irresponsable du monde. C’est ainsi qu’en juin 2025, des influenceurs auditionnés par une commission d’enquête parlementaire nient la moindre responsabilité de leurs actes, en dissociant leurs pratiques, du système « TikTok » qui les permet : selon eux, ils en seraient tout au plus des acteurs, au même titre que leurs victimes.

En résumé, nous ressentons le monde davantage que nous ne l’habitons, tous les jours un peu plus, sans n’avoir plus forcément conscience de notre rôle actif à sa réalisation. Nous déconnectons l’usage de l’action et nous prétendons « victimes » d’un système dont nous participerions à notre corps défendant.

Penser aujourd’hui doit se faire à hauteur d’incertitude. Peut-être faut-il pour cela trouver du (ré)confort, à défaut d’intérêt ou de plaisir, à vivre dans un monde dans lequel la réponse à pourquoi ? ou comment ? est : « Je ne sais pas. » Non pas un je-ne-sais-pas qui verserait dans l’inaction, l’immobilisme et l’indécision. Plutôt une réponse sans empressement, inscrite dans la responsabilité de nos actes, cependant que dissociée d’une forme de culpabilité précautionneuse ; une sorte de promesse de recherche, sans soucis de l’occupation de l’espace et du temps médiatiques.

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