
Désuétude du bien commun (1/8)
Désuétude du bien commun. Peut-on encore partager un espace libre, ouvert et bienveillant ? A la suite de deux siècles d’auto-critique des (…)
dimanche 16 mai 2021 , par
Pendant un temps excessivement long au regard de notre brève modernité, la période la plus respectée d’une vie humaine a été celle précédant la mort individuelle, la vieillesse – ce qui en tenait lieu en des époques où l’espérance moyenne de vie était le plus souvent de l’ordre de la moitié de la nôtre. Les anciens y bénéficiaient d’une valeur bien supérieure à celle de la jeunesse et encore plus à celle de l’enfance.
La première avait obligation de se plier aux lois et impositions de ses ainés, sous peine de rétorsions souvent brutales, pouvant aller jusqu’à la répudiation, l’exil ou la mort. Quant à la seconde elle n’avait même pas droit au statut d’individu. C’est-à-dire aucun droit à s’exprimer ni à décider de quelque manière de son existence. Les citoyens Romains avaient droit de vie et de mort sur leurs enfants. La jeunesse et l’enfance n’étaient que des moyens pour le groupe de se perpétuer, de s’installer dans la durée. L’âge mûr même restait soumis aux règles des anciens et il fallait à l’adulte attendre la mort de son père pour accéder au plein exercice de son individualité. Ce n’était certes ni un bon temps, ni un temps béni. Il n’y en a d’ailleurs jamais que fantasmés, soit rétroactivement, soit projectivement. Ce qu’on appelle le temps présent n’est jamais tout à fait satisfaisant pour qui que ce soit, parce qu’il doit composer avec le réel sur lequel se construit, en tentant de l’évacuer, le monde actuel. Et comme il n’y parvient jamais tout à fait et que le réel survient imprévisiblement, singulièrement, intempestivement et donc sans égard à nos désirs, ce monde-là nous déçoit toujours de quelque façon. Mais pour en revenir à ce temps long de la prééminence du grand âge sur tous les autres, l’espèce ne disposait alors pas de nos moyens techniques étendus pour faire face aux dangers que comportait son monde. L’existence y était beaucoup plus aléatoire, parce que le monde ne savait pas évacuer de la réalité autant de réel qu’aujourd’hui, et sa conservation ne tenait qu’à quelques recettes qu’il s’agissait de respecter et d’appliquer strictement, que formalisait la tradition, celle-là même que disaient les anciens. Leur sagesse largement révérée ne tenait de fait qu’à la transmission et à l’imposition, violentes si nécessaire, de cette tradition. Parce qu’il fallait que le groupe, quelque forme qu’il eût, dure et se perpétue et qu’elle en était encore le moyen le plus assuré. Parce qu’il n’y avait alors guère d’autre choix pour vivre et que ce qui y était en jeu était bien la vie, ici et maintenant. Ages à tout le moins rudes, brutaux, difficiles, qui nous semblent aujourd’hui inimaginables, qui nous seraient insupportables. Mais qui ont été nécessaires à l’espèce pour ne pas s’éteindre et parvenir au point où elle se trouve maintenant. Le réel ne nous est pas bienveillant, ni hostile d’ailleurs, il nous est indifférent, radicalement. Et le monde que nous nous donnons à partir de lui, n’est qu’en partie à notre mesure, parce que nous ne pouvons pas l’en exclure complètement. Alors tout au long de notre histoire et en fonction de nos capacités techniques du moment, nous avons dû composer avec lui. La tradition et le respect des anciens qui la portent qui lui est associé ont été pendant longtemps la manière la plus efficace de le faire.
Nous l’avons oublié désormais, parce que notre technique et ses déclinaisons en d’innombrables dispositifs technologiques l’ont rendue obsolète. Ou plutôt l’ont transportée de la culture où elle a régné pendant des lustres à la technique. Parce que celle-ci se construit et se renforce par accumulation et qu’elle ne peut donc, pour s’assurer de son efficacité, oublier aujourd’hui ce qu’elle a appris hier. Ce serait toujours tout recommencer à zéro et n’en tirer aucun résultat. La technique, dans sa version scientifique [1], s’appuie nécessairement sur la tradition, sur les résultats acquis, mais pour se développer elle doit aussi la bousculer. Parce que la tradition n’est jamais en mesure de construire un monde maîtrisable, parce que le réel échappe toujours de façon assez significative à ses recettes. Et que la technique a pour but, explicite ou implicite, d’instaurer un monde intégralement maîtrisable. Ou a minima le plus maîtrisable possible depuis qu’elle a elle-même démontré l’impossibilité d’un tel achèvement – incertitude et incomplétude sont irréductibles depuis Heisenberg et Gödel [2], le réel est donc définitivement inévitable. En passant du côté de la technique la tradition reste nécessaire, mais devient tout aussi nécessaire sa remise en cause permanente, qui permet d’ouvrir de nouveaux domaines et de nouvelles pratiques à la technique ainsi que l’extension effective de sa maîtrise. Nous sommes les ultimes rejetons des avancées de ce mouvement de technicisation scientifique du monde. Et il a acquis un tel rythme depuis un siècle que nous avons aujourd’hui le sentiment que seules importent les ruptures avec et les remises en cause de la tradition. Qu’elles seules sont porteuses d’avenir, de progrès vers un monde plus maîtrisé, garantissant à chacun une part de bonheur durable et significative. Nous considérons que la tradition, même si nous nous en réclamons encore culturellement sur certains points spécifiques, est souvent plus une entrave à nos existences qu’un moyen de les vivre. Elle a aujourd’hui le plus souvent mauvaise presse, associée à l’obscurantisme et à la régression culturelle. Et logiquement nous ne vénérons plus guère nos anciens, qui en sont les images vivantes et de plus en plus encombrantes. Par contre nous célébrons désormais la jeunesse et l’enfance comme porteuses de toutes les nouveautés, de tous les progrès et de tous les possibles susceptibles de nous conduire vers un avenir inévitablement radieux. Renversement complet des valeurs accordées aux âges de la vie. Qu’on doit examiner avec le même recul que celui que nous avons historiquement pris sur les époques de la tradition pour ne pas s’en trouver aussi illusionnés. Aujourd’hui il est devenu culturellement, voire juridiquement, impossible de remettre en cause les valeurs communément accordées à la jeunesse et à l’enfance. Mais sont-elles plus justifiées que ne l’était celle accordée avant au grand âge ? Et quelles en sont les raisons, autres que le simple développement de nos techniques, ainsi que les conséquences sur nos existences, actuelles et à venir ?
On l’a vu, l’importance croissante prise par la technique scientifique explique de façon a priori logique que la jeunesse et l’enfance aient pris une plus grande valeur que la vieillesse et même l’âge adulte, mûr. Parce que cette importance découle de ses résultats de plus en plus étendus dans la maîtrise du monde et que ceux-ci sont la conséquence de ses découvertes, de ses innovations, qui rompent de plus en plus rapidement avec le corpus établi de sa tradition. Et que la tradition est historiquement associée aux âges avancés de l’existence, alors que notre modernité – c’est-à-dire globalement les deux derniers siècles et le début du présent – voit dans la jeunesse d’abord, puis dernièrement dans l’enfance, les exemples prototypiques de la créativité, de la nouveauté, bref de la marche vers un futur nécessairement meilleur. Il y a là une certaine logique. Mais somme toute assez vague. On l’a vu avec la technique, il n’y a pas d’un côté la tradition et de l’autre la nouveauté. Toute révolution, pour avoir des effets, s’appuie inévitablement sur ce qu’elle transforme et prétend renverser. On ne passe pas du blanc au noir, ou inversement, brusquement, bien que ce soit ce que culturellement on entende faire croire une fois la transformation effectuée. Une certaine logique donc, mais un peu courte, un peu trop tranchée pour qu’une certaine propreté intellectuelle puisse s’en contenter. Les fables sont toujours attirantes, parce qu’elles sont simples, rassurantes de ce fait, parce qu’on y trouve son compte de vérités, d’évidences. Et puis elles ont souvent une morale moralisante, qui sait séduire notre conscience – notre bonne conscience. Ce pourquoi elles nous plaisent tant, nous y reviendrons. Mais ce ne sont que des fables, en dépit de ce qu’elles veulent souvent, de plus en plus souvent, faire croire. Et il s’agit d’aller voir d’un peu plus près ce qu’elles racontent pour essayer de dévoiler, ne serait-ce qu’un peu, ce qu’elles disent et veulent de nous.
Comment et pourquoi se sont donc inversées les valeurs des âges de nos existences ? Et quelles en sont et en seront les conséquences sur ces mêmes existences ? On a vu ce qu’il en a été pendant très longtemps et ce qui a pu motiver la préséance de l’âge avancé sur la jeunesse et l’enfance. Tout au moins tant que la technique dans sa composante scientifique et son bras armé technologique ne disposaient encore que minoritairement des moyens de nous faire un monde majoritairement à notre mesure. La tradition, empirique, est dans ces conditions la seule technique permettant d’obtenir des résultats durables dans cette optique. Parce qu’il s’agit bien d’une technique, même si elle est bien moins performante que la nôtre. Obtenir le plus répétitivement possible les effets les plus prévisibles possible à partir de causes similaires. La tradition n’est rien d’autre que la collecte de ces enchainements causaux – d’une causalité souvent approximative, erronée, gauchie, partielle, proche de la simple recette – assez globalement fiables. Et comme elle est d’abord empirique elle est liée aux expériences. Et ceux qui en ont le plus tant que ces expériences ne relèvent que très partiellement d’une méthode scientifique, qui sont donc le plus à même de régulariser le monde et d’assurer de ce fait l’existence de chacun et du groupe qui les réunit, sont les plus âgés. La jeunesse ne peut avoir face à eux qu’une courte expérience et donc une courte vue, qui ne peut lui donner voix au chapitre dans la conduite de l’existence. Elle doit se plier à la tradition et à ceux qui la portent, la disent et la mettent en œuvre pour le bien de tous, y compris le sien qu’elle est inapte à évaluer et à formuler. Et si nécessaire, parce qu’il s’agit du bien de tous qui conditionne le bien de chacun, on l’y force, brutalement, violemment. Quant à l’enfance, elle n’a aucune expérience, donc aucune valeur pour le gouvernement du groupe et sa survie. Sauf celle d’assurer la continuité matérielle du groupe, plus largement de l’espèce, et si un enfant meurt – et il en meurt beaucoup – il suffit d’en faire un autre pour le remplacer. L’âge accapare alors, du fait des balbutiements de la technique scientifique, l’exercice des pouvoirs parce qu’il est le porteur de la tradition à transmettre via cet exercice. Et comme on le sait bien, une fois qu’on a réussi à capter cet exercice, on fait tout pour le conserver. Ce qui explique, au moins en partie, que la vieillesse ait gardé aussi longtemps sa valeur, parce qu’elle a usé de celui-ci jusqu’à son extrême limite pour la conforter et la prémunir des remises en causes dont elle a été très vite, dès le départ, l’objet. Parce qu’il ne faut pas croire que la tradition ait pu régner sur la réalité humaine sans que, dès le début des agroupements et de l’institution d’une organisation de l’exercice global des pouvoirs qui s’y rapporte, elle ait été questionnée, voire refusée. D’abord parce qu’en tant que technique de production d’un monde à la mesure de nos capacités elle n’est pas très performante. Et que de ce fait elle est régulièrement remise en cause du fait de ses manquements, de ses ratés. Et qu’elle est obligée d’évoluer, de tenir compte, même si ce n’est qu’à la marge, des critiques dont elle fait l’objet, de s’adapter, pour ne pas perdre sa prééminence culturelle et gouvernementale. Ensuite parce que l’exercice des pouvoirs attise les appétits de chacun et que, quelque forme qu’il prenne, celle-ci est inévitablement contestée par une part plus ou moins importante de ceux à qui il s’applique, qui entendent y participer bien plus qu’elle ne leur en laisse la possibilité. Les fils ont toujours voulu tuer, a minima symboliquement, les pères pour prendre leur place. Mais les pères ont résisté longtemps, parce que la technique scientifique n’avait pas encore supplanté la pure tradition. Et puis aussi parce que la grande majorité préfère, par confort, par paresse, ses habitudes, fussent-elles contraignantes, aux changements, toujours porteurs à la fois d’efforts nouveaux à faire pour s’y adapter et de risques potentiels. L’inertie qui découle de la facilité des habitudes acquises est un des freins les plus puissants aux modifications de nos existences, quelle qu’en soit la nécessité ou la justification. Les pères se sont adaptés en portant une tradition qui s’est elle-même adaptée aux circonstances.
Tant qu’ils l’ont pu, c’est-à-dire tant que les avancées de la technique scientifique n’ont pas définitivement dévalorisé les prétentions de la pure tradition. Ces avancées en ont d’ailleurs fait des grands-pères, ne conservant plus dans un premier temps de leur gloire ancienne qu’un respect poli, avant de les rejeter dans l’oubli médicalisé d’une fin de vie privée de toute valeur et de toute dignité. Ce sont d’abord leurs fils, eux-mêmes devenus alors pères, les adultes d’âge mûr, qui ont récupéré à leur profit l’exercice des pouvoirs, basé sur un mélange de tradition culturelle et d’innovation technologique. Ce qui fonde alors, temporairement, leur prééminence est la raison, qui leur permet de définir et de mettre en œuvre ce qui est culturellement reconnu comme la juste balance des deux composantes au sein de ce mélange. Le changement d’une situation à l’autre se fait comme toujours peu à peu, avec des soubresauts quelquefois, des arrêts, voire des retours en arrière d’autres fois. Au rythme intempestif de ce que nous reconstruisons a posteriori comme l’Histoire. Il se formalise explicitement à peu près au moment de la première révolution industrielle, de la Révolution Française et de l’instauration du capitalisme. Il n’y a donc pas si longtemps, même si notre époque vouée au temps réel a tendance à assimiler le siècle passé à l’Antiquité. La jeunesse y acquiert une certaine valeur, parce qu’elle a participé activement à ces mutations et qu’il est impossible de la priver totalement de leurs retombées tant matérielles que symboliques. On reconnait sa fougue, son enthousiasme, son inventivité, même si on continue à dire qu’il convient de les canaliser par la raison des pères pour en éviter les conséquences possiblement dommageables. Mais on ne peut plus l’ostraciser, ni symboliquement, ni encore moins matériellement. De ce fait ce sont toujours les pères adultes qui restent en position de décider et de gouverner. Mais en tenant compte, ne serait-ce qu’un peu, des opinions de la jeunesse, de leurs fils. En leur faisant une place spécifique au sein du groupe, dotée d’une valeur symbolique a minima. Mais cette place-là ne suffit pas à la jeunesse, qui elle aussi entend exercer sa part des pouvoirs. D’autant que progressivement ce qui reste de tradition culturelle s’affaiblit sous les coups de boutoir de la technique scientifique et de ses réalisations technologiques. C’est le début des avant-gardes et de leur lutte sans cesse répétée contre les valeurs établies. Les fils, qui sont désormais des petits-fils, en sont toujours à essayer de tuer leurs pères pour les remplacer. L’enfance quant à elle y reste sous tutelle, mais n’est plus aussi fortement et exclusivement soumise au bon-vouloir des pères adultes. L’éducation et le développement du système de santé lui assurent un statut matériel et culturel de plus en plus reconnu qui la met progressivement à l’abri des excès tant symboliques que physiques auxquels elle était jusque-là régulièrement et majoritairement soumise. On ne voit plus en elle seulement le moyen de prolonger la lignée mais le germe de ce qui sera plus tard un adulte raisonnable, un père ou une mère, qu’il convient d’élever, au sens quasiment agricole du terme, dans ce but. Ce qui commence à valoir en elle d’une certaine façon est le reflet anticipé de l’adulte qu’elle est destinée à produire. Quant aux grands-pères, on l’a dit, et bien qu’ils ne disparaissent pas tout à fait des instances de l’exercice des pouvoirs – qu’on se rappelle l’âge de nombres de politiciens ou de capitaines d’industrie de cette période, et aujourd’hui encore – même si les pères grignotent peu à peu des parts de plus en plus importantes de celui-ci, il leur reste l’indéfectible respect qui leur est dû pour avoir été pères avant eux et avoir encore porté en tant que tels la tradition. Et lorsqu’ils y sont encore, ils y endossent les attributs symboliques des pères et se défont peu à peu du devoir de porter la tradition, pour pouvoir justifier de ceux-ci malgré leur âge avancé. Ils se rajeunissent culturellement pour passer encore pour des pères et valider a priori leur participation à l’exercice des pouvoirs.
Mais au tournant du siècle passé la progression des avancées de la technique scientifique prend une autre dimension, un tour exponentiel qui, du moins vu de l’extérieur, ce qui est le cas pour le plus grand nombre, disqualifie à peu près complètement la tradition. Sur le fond on a déjà noté qu’il ne s’agissait-là que d’une illusion, la technique ne pouvant opérer efficacement qu’à partir du double mouvement d’une part d’appui sur ses acquis, sa tradition, d’autre part de remise en cause et de dépassement de ceux-ci. Mais la technique devient alors si complexe que les populations, dans leur très grande majorité, n’y voient plus que le progrès ininterrompu de la nouveauté et l’inutilité de la tradition. Celle-ci va encore résister un peu, jusqu’à la décennie suivant la seconde guerre mondiale, puis elle va céder à l’opinion commune. La nouveauté remporte la mise. Et avec elle la jeunesse. Nouveau glissement des références sociétales, mais qui n’est pas une simple transposition du précédent, entre grands-pères et pères. Les valeurs associées à la jeunesse deviennent les plus valorisées culturellement : nouveauté, changement, innovation. Elle devient la classe d’âge de référence comme porteuse de tous les progrès à venir et elle est célébrée comme telle. Les pères deviennent le symbole d’un immobilisme rétrograde qu’il s’agit de bousculer, voire d’abattre, pour laisser enfin le champ libre aux possibles. La tradition, pour peu qu’elle ose encore se dire, n’est plus qu’un frein rétrograde à l’inévitable bonheur à venir, porté par l’enthousiasme de la jeunesse. Les grands-pères quant à eux commencent à sombrer dans l’oubli, devenus inutiles parce qu’ils n’ont plus la fougue de la jeunesse et qu’ils ne portent même plus la tradition honnie. On commence à gérer leur fin de vie dans des lieux médicalisés spécifiques, un peu à l’écart, parce que le spectacle de leur supposée inutilité devient de plus en plus insupportable pour une société en mouvement, parce qu’ils manifestent le destin de chacun même s’il se voue aux valeurs de la jeunesse, enfin parce que la mort qui les guette et finit par les rattraper est un déni répété à ce mouvement continu vers la réalisation et le bonheur. L’enfance quant à elle, si elle reste encore soumise à l’éducation commune et aux pères dans le cercle familial, gagne en valeur comme antichambre de la jeunesse. Elle n’est plus simplement la promesse de l’accomplissement raisonnable de l’adulte, mais la préparation à l’explosion créative de la jeunesse. Il convient donc d’en prendre un soin croissant pour qu’elle débouche sur une jeunesse exprimant sans réserve toute sa fougue et ouvrant au mieux les possibles à venir. Pour autant cette prééminence culturelle de la jeunesse ne se traduit pas directement dans la répartition de l’exercice des pouvoirs. Bien entendu les jeunes y ont un accès plus important, plus rapide qu’avant. Mais qui reste bien plus limité que l’importance culturelle prise par la jeunesse. D’abord parce qu’avec le développement exponentiel de la technique scientifique, cet exercice use de plus en plus de dispositifs technologiques qui le distribuent au sein des populations. Pas de manière égalitaire, mais de façon néanmoins plus diffuse, à la fois plus fonctionnelle, localement et globalement, et moins identifiable, personnalisable. L’exercice des pouvoirs reste hiérarchisé, mais sa fonctionnalisation technologique fait que chacun y est de quelque façon impliqué, à la fois comme acteur et comme sujet. Ce qui rend plus difficile à la fois de s’y opposer et de l’accaparer. Ensuite parce que le fonctionnement effectif des sociétés est sujet aux mêmes contraintes que la technique. Il y faut effectivement de la stabilité et du changement, de la tradition et de la nouveauté. Et même si seule cette dernière se trouve valorisée culturellement, il faut néanmoins que l’autre puisse continuer à fournir un cadre de stabilité globale. Ce pourquoi les pères ne se trouvent pas dépossédés de l’exercice des pouvoirs par leurs fils. Pour assurer ce fonctionnement. Non plus tant comme auparavant au nom de la raison, celle-ci commence alors à apparaître comme de plus en plus traditionnelle, qualité de moins en moins recommandable quand la jeunesse triomphe, mais simplement comme les meilleurs moyens de ce fonctionnement qui commence alors à s’autonomiser parce que plus personne ne le maîtrise globalement. Et pour éviter que cet écart qui commence à se creuser entre fonctionnement effectif de l’exercice des pouvoirs et valeurs culturellement reconnues ne se manifeste trop ouvertement et donne lieu à des réactions de rejet violentes, les pères sont enclins à rajeunir – ce qui leur permet aussi au passage de justifier le fait qu’ils conservent la plus grande part de cet exercice. On assiste là à un basculement du rôle de la culture commune au regard de cet exercice. Avant elle le justifiait, le fondait, le magnifiait dans ses représentations les plus emblématiques. Désormais elle construit et raconte la fable qui en masque le fonctionnement effectif. D’où sa nécessaire diffusion de masse, grâce aux moyens que lui offre la technologie. D’une certaine façon les fils ont tué les pères, mais de l’intérieur, parce que les pères sont devenus peu à peu culturellement leurs frères. Mais les pères biologiques sont toujours là et font fonctionner, au sens le plus technique du terme, la société tout en ayant fait une cure de jeunisme. Œdipe n’y trouve décidément plus son compte.
Au cours de la dernière décennie du siècle passé et au début de celui-ci la technologie, du fait de sa mutation numérique, s’immisce à tous les niveaux de nos existences. Elle nous propose de plus en plus de dispositifs qui à première vue nous rendent celles-ci bien plus faciles : prothèses à toutes nos incapacités spécifiques, moyens de satisfaire de plus en plus immédiatement le moindre de nos désirs. Mais qui, si on s’y intéresse d’un peu plus près, construisent la plus grande part de ces désirs pour justifier les usages qu’ils proposent, génèrent une addiction toujours plus forte aux comportements qu’ils véhiculent et au bout du compte nous rendent de plus en plus dépendants de ces usages et de ces comportements. D’autant que leur fonctionnement nous échappe à peu près complètement. Nous en avons des usages de plus en plus étendus mais nous les maîtrisons de moins en moins. Et en parallèle de l’extension effrénée de cette emprise, la cure de rajeunissement de nos sociétés tend vers ses limites. La jeunesse continue à bénéficier d’une forte valorisation. Mais force est de constater que les espoirs que la culture commune a placés en elle se sont peu à peu effrités. Parce que la culture, on l’a vu, ne dit plus la marche du monde mais la maquille, la masque. Parce que ces espoirs, compte-tenu de l’état de la planète, de sa technologisation à marche forcée et de son couplage avec un déchainement de la logique capitaliste, ont tourné court. Soit qu’ils aient dévoilé leur impossibilité par excès d’utopisme, soit qu’ils aient enfanté des monstres du fait de leur inconséquence. La jeunesse, qui a colonisé la culture commune, ne parvient plus à assurer sa cohérence fonctionnelle. Les adultes exercent toujours la majeure partie des pouvoirs, bien que de façon de plus en plus diffuse. Ils se sont fait les frères et les sœurs de leurs jeunes, qui n’ont même plus la possibilité de commettre un meurtre symbolique pour s’en libérer. Chacun, dans son rôle ambigu d’acteur et de sujet de l’exercice des pouvoirs, d’adulte jeunifié, accumule du ressentiment, contre soi, contre autrui du fait de la part des pouvoirs qu’il exerce, contre ce qui s’appelle encore société, mais qui n’en a plus guère que le nom parce qu’elle relie de moins en moins chacun avec les autres, à quoi il impute la responsabilité globale de tous les ratages et les impasses sur quoi les prétendues valeurs de la jeunesse ont débouché. Rien n’est plus corrosif que des illusions qui déçoivent et qui ne peuvent être remplacées par d’autres. Nous avons besoin, spécifiquement, de croire que demain ou après-demain seront meilleurs qu’aujourd’hui. Alors même si ce besoin de croire encore conserve une certaine valeur à la jeunesse et à l’espoir qu’elle est supposée porter, c’est désormais l’enfance qui se voit investie de la plus haute valeur. D’ailleurs, si les adultes ont donné dans le jeunisme, à force de voir leurs illusions déçues, les jeunes de leur côté se font adultes avant l’âge. Ils ont tellement voulu remplacer les adultes qu’ils se retrouvent de plus en plus tôt confrontés à des problèmes d’adultes avec une culture de jeunes. Il ne reste plus guère alors d’autre salut que dans l’enfance. Avant tout parce qu’on la suppose a priori innocente de tous les travers que la société ne manquera pas de lui inculquer au fur et à mesure de sa croissance, innocente de tout et peut-être même de notre humanité et de tous ses travers. Et pour cela-même réservoir d’un espoir sans limite pour un avenir radieux. Cette innocence la mettrait à l’abri de tout calcul, de toute arrière-pensée, laisserait surgir intacte la spontanéité qui nous garantirait enfin l’accès à la vérité et au bonheur. L’enfant est devenu l’objet de tous les soins et de toutes les attentions. D’autant plus qu’on le suppose d’emblée exempt de toute malveillance. Si le Bien, avec majuscule s’il vous plait, a un visage, ce ne peut être que le sien. Et pour cela même, du fait de sa faiblesse, il se trouve en position de victime potentielle potentielle, ce qui justifie qu’on accorde une attention sans limite à sa valeur a priori. Tout lui est dû parce qu’il est notre ultime croyance en une valeur de l’espèce, toutes les autres s’étant peu ou prou révélées des illusions, souvent dangereuses.
C’est là que nous en sommes aujourd’hui. Et il faut aller voir ce que ça implique pratiquement dans nos existences. D’abord bien sûr une sanctuarisation de l’enfance. Rien de ce que dit un enfant n’est anodin et sa parole dispose désormais d’une pertinence a priori qu’aucune autre n’est plus en mesure de contrebalancer, sauf au prix de la production de preuves irréfutables. Et même dans ce cas, le doute au profit de l’enfance subsiste et ne parvient jamais tout à fait à effacer son discours, si fabulé qu’il ait été. Ensuite, en liaison avec les dispositifs technologiques qui nous entourent et qui augmentent notre dépendance à leurs usages, une infantilisation globale des individus. Si l’enfance a la plus haute valeur, pour les mêmes raisons que la jeunesse, ce n’est pas elle qui exerce effectivement les pouvoirs. Mais c’est elle dorénavant qui règle la culture commune et fait que chacun, adultes et jeunes, profitant des outils que la technologie met à disposition, régresse vers des comportements enfantins. La dépendance est un des symptômes de cette régression, dépendance non plus vis-à-vis des pères ou des grands-pères – les premiers s’infantilisent et les seconds, on y viendra, n’ont plus droit qu’à une existence sous tutelle médicale – mais vis-à-vis de la technologie qui nous submerge et à laquelle, à de rares exceptions individuelles près, nous ne comprenons plus rien. Nous en avons des usages de plus en plus étendus, mais que nous ne maîtrisons ni ne choisissons, et qui conforment globalement nos comportements, jusqu’aux plus intimes. Ce sont nos nouveaux jouets, dont nous pouvons de moins en moins nous détacher et qui approfondissent notre dépendance à cette ultime figure parentale, la technologie. Mais ce ne sont pas les seuls symptômes. Globalement nous requerrons de plus en plus systématiquement la satisfaction immédiate de nos désirs. La moindre de nos envies, quelle que soit sa motivation, sa pertinence, doit être, ici et maintenant, comblée. Et si elle ne l’est pas nous protestons de plus en violemment de l’injustice qui nous serait faite et qu’il conviendrait de réparer sur le champ. Transposition à l’ensemble de la société du caprice enfantin, qui veut tout avoir et trépigne de rage s’il en est de quelque façon empêché. Et puis aussi la tendance à se regrouper en communautés, plus ou moins élargies, se constituant autour de la croyance aux mêmes fables, fussent-elles démenties par les faits, et le rejet de tous ceux qui n’y participent pas. Déchaînement global de la croyance à n’importe quoi plutôt qu’à rien et du ressentiment à l’encontre de tout ce qui pourrait s’y opposer, ou tout simplement ne pas la renforcer. Parce que c’est le seul moyen dont on dispose pour tenter de se bricoler encore quelque chose qui ressemble à une individualité, alors même que celle-ci se trouve de plus en plus laminée par notre dépendance généralisée à la technologie et à son fonctionnalisme. Comme un écho des bandes enfantines, se constituant autour de fables partagées et toujours à se chamailler pour essayer d’y puiser les éléments épars d’une identité qui peine à se manifester par elle-même. Et enfin la plainte systématique quand le réel contrevient inévitablement à nos illusions, la position victimaire qui demande réparation aux institutions que par ailleurs nous vilipendons comme contraires à nos désirs. Ces institutions que nous chargeons de tous les maux – incurie, abus de pouvoir, lourdeur administrative, élitisme borné, opacité – et qui ne peuvent en être tout à fait exemptes puisqu’à travers elles s’exercent une bonne partie des pouvoirs dans nos sociétés et que cet exercice n’est jamais, par nécessité opératoire, ni tout à fait juste, ni tout à fait transparent, ni tout à fait égalitaire, mais vers lesquelles nous nous retournons automatiquement pour qu’elles fassent respecter ce que nous considérons être notre bon droit. Tout cela si semblable aux pleurs de l’enfant qui se retourne vers ses parents pour y trouver consolation et support. Des enfants donc, de plus en plus, tous, de l’enfance à l’âge adulte. D’autant plus que la fonctionnalisation technologique nous assigne à ses usages et aux fonctions que ceux-ci requièrent.
Et les grands-pères dans tout ça direz-vous ? Ils sont définitivement trop vieux pour être socialement et technologiquement infantilisés. La technologie médicale les fait durer de plus en plus, et c’est leur esprit qui du fait de ce rallongement mécanique de l’existence retombe tout seul en enfance. Une enfance pire en termes d’absolue dépendance que l’a été leur première enfance, puisque celle-là ne fait que s’approfondir et qu’elle les engloutit peu à peu. Ils n’ont plus aucune valeur et partant plus aucune place dans nos sociétés. Parce qu’ils n’ont plus la capacité d’y être encore fonctionnels. On les parque dans des établissements spécialisés qui gèrent, loin des yeux du plus grand nombre, leur décrépitude et qui expédie leur inévitable disparition. Ils sont mis au rebut, périmés, ne relevant même pas de la moindre opposition tant ils sont désormais inconsistants pour un monde qui se comporte de manière de plus en plus infantile. Car pour un enfant la vieillesse et la mort sont à ce point inimaginables qu’il a peine à y croire, même s’il les voit. Et là on ne les voit même plus parce qu’on les a physiquement et culturellement exilées aux marges de nos sociétés. Pour qu’elles ne risquent pas de contaminer par un regrettable memento mori leur infantilisation à marche forcée. Mais alors pourquoi ne s’en débarrasse-t-on pas purement et simplement ? D’abord parce qu’il est impensable qu’une société qui se réclame de l’innocence infantile se mette à éliminer ses anciens. Comment concilier cette marque évidente d’eugénisme fonctionnaliste avec la bienveillance moralisante qui est supposée s’attacher à l’enfance ? C’est culturellement impossible, même si la même culture commune dévalorise radicalement le grand âge. Et puis si cette dévalorisation culturelle est radicale, leur dévalorisation fonctionnelle ne l’est pas autant du point de vue de la technique médicale. Il ne peuvent plus participer activement au fonctionnement global de la société, mais la technologie qui l’impose de plus en plus a désormais encore un rôle à leur faire jouer. Parce qu’un de ses buts ultimes est de vaincre le vieillissement et la mort et qu’ils constituent le meilleur terrain d’investigation qui soit de ce point de vue. Ce n’est pas pour rien que leur fin de vie est médicalisée à l’extrême. Certes il y a là un impératif de moralité infantile – qui est d’ailleurs paradoxalement « innocent » en ce qu’il confond vieillir longtemps, avec tout ce que ça comporte de potentielle déchéance, et bien vieillir – mais aussi un moyen d’investiguer in situ cette fin de vie pour la vaincre. Vieillesse périmée, déclassée, qui ne porte même plus la tradition, celle-ci ayant par ailleurs été renvoyée aux oubliettes d’une histoire reconfigurée par une culture commune infantilisante, mais qui peut encore être utile à sa propre éradication technologique. La vieillesse est désormais une maladie qu’il s’agit de vaincre. Après tout ce qu’on vient de voir de cette valorisation ultime de l’enfance au regard de tous les autres âges de la vie, il est de plus en plus clair que la culture commune qui la porte ne dit plus rien du fonctionnement effectif d’un exercice des pouvoirs que la technologie, tout particulièrement dans sa composante numérique, a rendu encore plus diffus et infigurable par le biais des usages qu’il nous propose et nous impose. Sans pour autant qu’il se soit déhiérarchisé. Mais sa distribution via les dispositifs numériques et leurs usages conformants a permis d’augmenter son emprise, à la fois globale et locale. Et la culture commune développe à son sujet une fable, un conte, qui en masque les mécanismes effectifs de sujétion et ressemble là encore à ces histoires, un peu horrifiques mais qui finissent toujours par le triomphe du Bien et de l’Innocence, toujours en majuscules, qu’on racontait avant aux enfants pour les distraire et les endormir. Et qu’on raconte maintenant aux populations entières, dans le même but. La commune culture, à l’unisson du numérique, est passée au virtuel.
Eh bien nous y voilà. On a parcouru en entier le chemin de cette inversion des valeurs entre grand âge et enfance. Il s’agit alors de tenter d’y repérer, s’il y en a, certaines lignes de force, points marquants. Et nécessairement aussi de se demander où l’on va. La première constatation qui s’impose est que tout au long de ce chemin il n’y a que très peu, voire pas du tout de place pour l’individu. A un bout il est écrasé, au sens propre si nécessaire, par la tradition. A l’autre il est fonctionnalisé, même si c’est de manière apparemment plus douce, par l’infantilisation technologique. Et entre les deux il est pris dans les contraintes imposées par un mélange variable des deux. Peut-être y dispose-t-il temporairement d’un peu plus de marges pour y faire jouer ses singularités, du fait de la compétition alors ouverte entre ces deux composantes pour tenter de conserver ou d’acquérir la prééminence sur l’autre. Le sujet réaliste moderne est sans doute le symptôme de ces marges un peu plus étendues. Non pas leur manifestation, mais la tentative pour la culture commune de ces temps de transition de contenir au mieux une individuation singulière qui en menaçait de toute façon la cohérence. Le sujet ne manifeste pas l’individu, il le reprend pour le régulariser et le massifier dans un cadre commun qui ne le contraint plus suffisamment pour en limiter l’expression au minimum acceptable par une culture commune supportant le fonctionnement de l’exercice global des pouvoirs. Raison pour laquelle il n’existait guère avant et il sera sans doute amené à disparaître sous peu – cette disparition a d’ailleurs commencé, il suffit de remarquer la pauvreté du contenu effectif qu’on accorde désormais à la notion de subjectité, sa réduction à une simple fable corrélée à l’exhibition d’emblèmes matériels préconformés culturellement, pour la voir à l’œuvre. Il y a eu comme une opportunité, pas très longue, pour l’individu, pour la singularité, et globalement nous n’en avons pas profité. C’est pourquoi il n’y a pas à se lamenter sur ce qui passe pour le bon vieux temps, ni à s’enthousiasmer sur les supposés prodiges de celui à venir. De ce point de vue, on l’a déjà noté en ouverture de ce texte, il n’y a jamais ni bon temps, ni temps béni. Il est de très loin plus intéressant de se demander pourquoi, quel que soit l’âge de l’existence que nous valorisions, c’est toujours au détriment de l’individuation.
La réponse la plus courante à cette question, pour autant qu’on se la pose, est qu’il y a toujours quelque chose ou quelqu’un qui nous en a empêché. Tout ça ne serait que la conséquence de manœuvres, malveillantes et le plus souvent occultes, visant à assujettir le plus grand nombre, menées par tel ou tel groupe à son seul profit et qui en tirerait tous les avantages. Les opinions quant à l’identification de ce groupe varient ensuite en fonction des époques et des groupes qui les émettent. Mais le schéma reste le même : la majorité victime du complot d’une minorité qui l’asservit plus ou moins afin d’en tirer un maximum de bénéfice, matériel et symbolique. Ce complot-là nous aurait au bout du compte volé notre individuation. Mais à bien y regarder il n’y a là qu’une de ces fables dans lesquelles nous nous complaisons régulièrement pour justifier notre laisser-faire systématique. L’exercice des pouvoirs a toujours été, reste et restera, même s’il est aujourd’hui largement plus distribué dans les populations qu’il l’a été durant les époques vouées à la tradition, inégalitaire. Parce qu’il est basé sur des rapports de forces, plus ou moins institutionnalisés, qui expriment un déséquilibre de fait entre qui exerce tel pouvoir et qui est contraint de s’y plier. Ces rapports n’ont pas à être justifiés, ils ont lieu, pour une durée plus ou moins longue. Les justifier ou les injustifier, tenter de le faire, c’est toujours les institutionnaliser pour les faire durer. Tout rapport de forces est arbitraire, circonstancié, même si qui en profite tente systématiquement de le rendre indépendant de toute circonstance pour en profiter le plus longtemps possible. De ce fait tout exercice des pouvoirs est hiérarchique, plus ou moins. Mais cette hiérarchisation nécessite inévitablement son partage, plus ou moins large, pour fonctionner effectivement. Personne n’est en mesure de concentrer dans sa seule personne tous les pouvoirs, fut-il le tyran le plus exclusif. D’autres que lui doivent aussi exercer certains pouvoirs, pour que son exercice soit effectif, et exercent alors en retour, ne serait-ce qu’un peu, des pouvoirs sur lui. Toute organisation d’exercice des pouvoirs, si hiérarchisée soit-elle, comporte une part de distribution et de rétroaction, qui est directement liée aux outils de gouvernement dont elle dispose et à la fonctionnalité globale qu’ils permettent d’atteindre et d’assurer. Il s’agit toujours d’un équilibre, plus ou moins stable, auquel chacun participe, même s’il n’est pas vraiment satisfait de la façon dont il le fait. Pour le dire autrement il y a toujours dans la répartition de l’exercice des pouvoirs des personnes ou des groupes qui en tirent plus de profits que la majorité, d’une manière plus ou moins forte, parce que c’est le principe même de cet exercice. Mais on ne peut pas en conclure qu’il y a là l’expression de leur seule volonté, voire un complot de leur part, parce que chacun participe à cet exercice, même s’il estime ne pas en tirer assez de satisfactions. Si ça devient à ce point insupportable que les bénéfices qu’il en tire aussi à son niveau ne suffisent plus à le lui faire supporter, alors il s’attaque à l’organisation de l’exercice des pouvoirs où il est pris pour la changer. Le principe qui guide chacun est toujours : en chaque situation je fais ce que j’estime me convenir le mieux, même si ça ne me convient pas vraiment. Et s’il y a des personnes qui se retrouvent en haut de la pyramide, plus ou moins pointue, de l’exercice des pouvoirs, c’est avant tout parce que circonstanciellement ce sont ceux qui participent le plus efficacement à son fonctionnement global. C’est aussi bien entendu ce qui leur convient le mieux, mais sans que pour autant ils fomentent un quelconque complot, parce que quelle que soit la quantité de pouvoirs qu’ils concentrent, ils restent eux aussi soumis à la nécessité fonctionnelle de leur exercice. Ils n’ont d’autre valeur que fonctionnelle au regard de l’organisation courante globale de l’exercice des pouvoirs, c’est-à-dire aussi transitoire et échangeable. Alors il faut bien admettre que si nous n’avons pas saisi l’opportunité de l’individu lorsqu’elle s’est présentée à nous, c’est que globalement nous n’en avons pas voulu. C’est que globalement c’est ce qui nous a le mieux convenu parce que c’était le plus facile. Parce que par paresse notre espèce va toujours à ce qui lui semble le plus facile. Et qu’assumer une individualité singulière n’est pas pour le plus grand nombre ce qu’il y a de plus confortable. Ça implique de ne pas avoir de certitudes définitives sur quoi que ce soit ; de ne pas attendre de reconnaissance de la valeur à laquelle on prétend, ou de celles qu’on accorde singulièrement, de la part d’un groupe de référence ; de les voir assez systématiquement niées de la part de ces groupes ; de ne pas faire masse, ou le moins possible ; de vivre dans le doute et la solitude qui découle de ses singularités. Il est bien plus facile de se raccrocher aux opinions et aux comportements du plus grand nombre, ou tout au moins d’une communauté suffisamment nombreuse, à qui on délègue la gestion de ce type de problématique et qui fournit en retour l’assurance d’une vérité personnelle validée par la quantité. Il est bien plus facile de ne même pas se poser ces questions. L’opportunité de l’individu nous n’en avons pas voulu parce qu’elle requérait, pour s’actualiser, un effort dont la majorité entend s’exempter. Globalement pour l’espèce ce n’était pas une chance mais un fardeau. Susceptible de bousculer sa paresse et de déranger son confort, celui, le plus souvent illusoire et trop souvent précaire, que la technologie lui a accordé, celui toujours plus étendu qu’elle lui fait miroiter par la promesse de ses progrès.
Cette paresse, largement partagée au sein de l’espèce, a pour conséquence un laisser-aller global qui se marque exemplairement dans la permanence, sous des formes différentes, d’une organisation de l’exercice des pouvoirs qui reste inégalitaire. Certes, entre la souveraineté fortement hiérarchisée des régimes tyranniques, impériaux ou régaliens et nos démocraties représentatives occidentales, il faut bien admettre que cette organisation s’est significativement distribuée et qu’elle paraît s’être adoucie. Chacun exerce désormais, en moyenne, une part des pouvoirs plus importante. Mais l’adoucissement de cet exercice global est un trompe l’œil. Si la part de violence matérielle qui s’y rapporte a globalement baissé, celle de la violence symbolique, culturelle, a augmenté en proportion. Non pas comme conséquence d’une volonté de prendre soin de façon plus importante de la sécurité physique de chacun, mais parce que le fonctionnalisme global de l’exercice des pouvoirs y est plus efficace, parce que plus distribué et moins figuré. Le tyran du passé – quelquefois pas si lointain – y a cédé la place aux modèles culturels de masse, d’autant plus prégnants qu’ils sont désormais proposés, relayés et imposés par une kyrielle de dispositifs numériques qui les diffusent partout en temps réel et qui en modulent les adaptations selon les communautés visées. Toutes les formes de complotisme ne visent qu’à réactiver artificiellement et illusoirement la figure d’un tyran ou d’une oligarchie plus ou moins cachée afin de fournir une figure identifiable à cet exercice des pouvoirs distribué, moyen d’en masquer les mécanismes effectifs en instituant un bouc émissaire – au moins symbolique et plus ou moins consentant en fonction des contreparties matérielles qui lui sont accordées – jeté en pâture au plus grand nombre, qui n’attend que ça pour se défouler de son ressentiment. Pour le reste et en dépit de ses bouffées d’indignation chroniques, il trouve finalement son compte dans ce laisser-faire accordé implicitement à l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs, pour peu qu’elle lui garantisse un minimum de confort matériel d’abord, symbolique un peu. Sinon il l’aurait depuis longtemps renversée pour y imposer plus d’égalité. Il y a là la manifestation d’une volonté de dépendance, d’une servitude volontaire comme l’a écrit La Boétie, pour peu qu’elle soit contrebalancée par un peu de confort, matériel et intellectuel. Et c’est s’illusionner sur les ressorts de celle-ci que prétendre qu’elle est le fruit d’une injustice caractérisée découlant de tel groupe ou de telle institution. Illusion de se croire encore sujet, doté d’une libre volonté, alors que nous n’avons d’autre liberté que celle de nous conformer à nos singularités et aux régularités qui nous sont imposées par notre héritage génétique et par notre culture commune. Et de plus en plus uniquement à celles-ci, parce que celles-là sont évacuées progressivement par le fonctionnalisme numérique qui règle désormais, en gros comme en détail, notre réalité. Besoin de nous raconter des fables et d’y croire fermement pour nous faire un monde, virtuel, dans lequel nous avons une place communément reconnue. Ce qui inévitablement provoque des déceptions lorsque ce monde se trouve obligé de se confronter, ne serait-ce qu’un peu, au réel et à ses indifférences singulières et hasardeuses. Parce que tout virtuel qu’il soit, il ne peut se construire qu’à partir de ce réel et n’a jamais les moyens de l’éluder tout à fait, ne survenant qu’a posteriori. Déceptions dont nous n’acceptons jamais qu’elles soient les conséquences de nos illusions, des errements qu’elles provoquent, et dont nous rejetons à chaque fois la cause sur autrui ou sur le monde et les circonstances qu’il nous impose. Inconséquence systématique donc, vouée à se répéter puisqu’elle se refuse a priori à remonter à ses causes effectives pour préserver le confort de ses illusions, si dommageables puissent-elles être. Qui se double donc, inévitablement, d’une irresponsabilité tout aussi systématique, puisque si nous refusons les conséquences de nos illusions, nous ne pouvons jamais en assumer une quelconque responsabilité. Le ou les responsables sont toujours ailleurs, tel individu, tel groupe, le monde, la nature, la liste est sans fin tant il nous est nécessaire de nous débarrasser de toute responsabilité et d’épancher le ressentiment produit par la déception de nos illusions et le refus de voir la cause de cette déception. Syndrome victimaire systématique, en quête de boucs émissaires commodes lui garantissant la possibilité de réclamer, et souvent d’obtenir, une réparation radicale et immédiate.
Tout ça explique pourquoi, avec l’aide de la technique scientifique d’abord, puis sous l’emprise de plus en plus étendue et profonde des dispositifs de la technologie numérique, nous nous sommes peu à peu approchés, au fur et à mesure de l’émancipation qu’elles nous ont donné au regard des contraintes immédiates de notre milieu, de notre actuelle infantilisation capricieuse. Voilà pourquoi, après avoir longuement célébré le grand âge, nous l’avons peu à peu ostracisé, relégué dans nos marges fonctionnelles, au profit d’abord de la jeunesse, et désormais de l’enfance. D’une enfance fantasmée bien sûr, qui est elle-même une fable parée des prestiges de l’innocence et de la page blanche. Qui ne sont que le moyen de maquiller et de parer d’une vertu artificielle son incapacité physique et intellectuelle à agir et sa dépendance absolue au milieu ambiant. Qui lui ôtent à peu près complètement la possibilité d’être aussi malveillante que le sont les autres âges de l’existence, mais certainement pas la même propension à l’être. Tout ça n’est au fond ni mieux, ni pire, d’autant que le plus grand nombre s’en accommode on ne peut plus allègrement et réclame à la technologie qui l’infantilise qu’elle lui fournisse toujours plus de jouets pour se divertir plus efficacement des bribes de plus en plus rares de réel qu’elle n’est pas parvenue à virtualiser tout à fait. Du confort et des fables, voilà ce qui constitue dorénavant l’alpha et l’oméga de nos existences, de plus en plus réduites à la somme des fonctions nécessaires aux usages à quoi nous destine leur fonctionnalisation numérique. Nous nous entêtons à y démasquer un complot, une somme d’injustices dont nous serions les victimes pour nous dédouaner à moindre frais de la reconnaissance de notre paresse et de ses indignes conséquences. Ce qui ne fait que renforcer notre dépendance aux prothèses que la technologie lui propose pour mieux l’encourager et lui laisser toute latitude pour nous gouverner d’une façon lui permettant d’optimiser l’efficacité de ses dispositifs et d’assurer ainsi sa reproduction et son extension. Et même ça nous ne pouvons pas sérieusement le qualifier de complot puisque nous en sommes implicitement les complices. Laissez venir à moi les petits enfants, c’est ce que le dieu chrétien omnipotent et omniscient disait, leur promettant un bonheur absolu dans son Paradis. Ce dieu-là nous nous sommes vantés il n’y a pas si longtemps de l’avoir tué. Mais ce n’était qu’une des péripéties de la fable que nous nous racontons. Nous n’avons fait que le remplacer par la science, puis par la technologie qui en est le rejeton utilitariste. Et son Paradis nous semble désormais à portée de clic et de manipulation génétique. Alors nous nous y précipitons en masse.
On me reprochera sans doute d’avoir une vision sombre, trop sombre, des effets de nos extraordinaires avancées technologiques. De ne pas beaucoup apprécier les prétendus paradis enfantins. Mais quand les deux se combinent pour instaurer une fonctionnalisation globale de chacun et une dépendance aux moyens qu’elle emploie, il me semble qu’il est sain d’émettre a minima quelques solides réserves sur ce qui se planifie, hors de contrôle et de compréhension, au sujet de nos existences. Même si la majorité y trouve son compte et en redemande, à quelques aménagements près lui permettant d’accroître les marques de son confort personnel et les manifestations des supposées valeurs qu’elle est persuadée d’y trouver. Je n’ai guère envie de retomber en enfance et d’aller l’offrir, faute d’un dieu auquel croire, à la technologie. Je préfère penser qu’il y a toujours eu quelques enfants précoces, en avance sur leur âge, et qui s’emploient à sortir au plus tôt de la dépendance où la commune culture et le fonctionnalisme technologique entend les maintenir. Au risque de la solitude et du rejet social.
[1] (N.D.L.R. pour une définition de la technique selon BLOOM se reporter à la technique dans l’article D’un usage l’autre)
[2] (N.D.L.R. pour le rôle de Heisenberg et Gödel dans la pensée de BLOOM se reporter à Heisenberg dans l’article D’un usage l’autre et Gödel dans l’article D’un usage l’autre)
Désuétude du bien commun. Peut-on encore partager un espace libre, ouvert et bienveillant ? A la suite de deux siècles d’auto-critique des (…)
Si l’organisation démocratique trouve sa source dans l’antiquité, ses caractéristiques comme ses modalités ont évolué au cours des siècles, et (…)
Le processus de démantèlement des structures conceptuelles et des catégories considérées comme stables ou universelles, même au nom de la (…)
Les valeurs nourrissent l’expérience humaine sous de très nombreux aspects et doivent faire l’objet d’âpres discussions aux sources même de nos (…)