Le peuple des hautes solitudes

Sur le thème du souvenir

dimanche 1er mars 2020 , par Marx Teirriet

Le P’tit Canard N°9

Un homme rencontre son cousin devant un hôpital. Ils ne se sont pas vus depuis de nombreuses années 
et entreprennent d’évoquer quelques souvenirs. Que reste-t-il de ce qu’ils ont été ?

L’air du temps
Par Corinne GICQUEL
Corinne GICQUEL

Puissè-je imaginer un jour que les souvenirs, ce peuple des hautes solitudes, fussent nourris d’une foi sans cieux ni chapelles, abreuvés aux sources d’une mythologie relevant d’un imaginaire familial ? c’eût été impossible. Et pourtant…
Une rencontre et le chevet d’un mourant devaient tout changer. Je réalisai dès lors qu’aussitôt mon plus jeune âge, et bien que mes pas fussent encore trop courts pour suivre la célérité du corps maternel dans ses tâches impérieuses, je commençai à fabriquer cette onde intime qui demeurerait en moi à jamais, cet étrange territoire, radicalement familier mais qui sans cesse se dérobe : la mémoire. Cependant que la réminiscence de l’enfance – fidèle trublion – se retirât telle une marée basse et réapparût souvent selon un rythme étranger au hasard, y plonger ne fut pas sans danger et, à l’instar d’un phare, en faire mon unique destination eût garanti mon naufrage. C’est ainsi que je célébrai l’anniversaire des naissances avec euphorie, celui des morts dans le silence d’une pensée furtive ; ascendants et descendants formant la forêt de mon identité enchantée.
Dans cette famille on y naissait, on y mourrait, vie et mort comme les deux portes d’un même seuil, celui du clan, unique, reconnu, exclusif. A quatre-vingts ans, j’en suis aujourd’hui plus que jamais persuadé.

L’âge ne se mesure pas en années ; 

le temps ne se divise pas en heures,
                    minutes, secondes…

Il s’additionne en expériences.
Se soustrait en disparitions.

Dé-conte de la solitude, 11/11/2064

*

C’était il y a presque cinquante ans. Nous étions en avril, peut-être en mai, au petit matin. Je cheminais dans des rues qui de longue date déjà n’offraient plus d’horizon. Me dirigeai, sur sollicitations de mon frère, au chevet de l’oncle Jean-Baptiste, alité depuis deux mois dans une chambre pâle de l’hôpital Saint-Joseph. Se faisant, je sentis refluer en moi – un très bref instant – le frisson du petit garçon, marchant dans mes pas, qui se réjouissait de retrouver son tonton jovial et rond, à l’occasion des grandes vacances estivales. Outre son cancer des poumons, nous savions tous qu’il mourait d’avoir enterré ma grand-mère un an plus tôt. Que l’on pût adorer sa maman avec une telle dévotion me paraissait relever du prodige. Je longeai les devantures des commerces fermés. Évitai les crottes canines, seul relief du bitume récemment rénové. En sortant du passage de Lucette, en face de la caserne des pompiers, je pris à droite et patientai devant le passage pour piétons qui rejoignait le dernier trottoir menant au portail du mouroir. Ce qu’il y a de particulier avec la mort, c’est qu’il s’agit d’une expérience unique. Que l’on soit acteur ou spectateur, la mort ne bégaie pas ; elle ne souffre aucun entraînement, tout au plus quelques apprêts.
L’air est vif et anormalement humide pour cette fin de printemps. J’ai les sangs glacés, malgré la doudoune en plumes d’oie et les chaussures montant sur un jean trop slim. Le soleil encore assoupi laisse sa clarté parvenir aux rares passants. L’un d’eux détonne. Son pas alangui trahit sa méfiance à me rejoindre. Nous ne nous sommes pas revus depuis de très nombreuses années : c’est Lucca, mon cousin. Il s’immobilise en face de moi, de l’autre côté de la rue. Passent un motard, deux voitures ; une camionnette de livraison nous enveloppe de ses lourdes fumées. Je traverse.
—  Antoine ! Si j’aurais su, m’accueillit-il hésitant, ça fait un bail !
Nous nous fîmes la bise comme il est de coutume entre nous. En l’enlaçant, je sentis la puissance et la fermeté d’un corps habitué aux travaux physiques.
—  Effectivement. Au moins dix ans, non ?
J’avais bien aimé Lucca. Il avait longtemps existé entre nous une bienveillance réciproque, mélange de proximité attendrie et de pudeur. Enfant, j’étais allé dans la même école que sa sœur, plus âgée que moi de deux ou trois années. Lui, devait avoir cinq ou six ans de plus.
—  Ça me fait plaisir de te voir, reprit-il dans le même souffle. J’ai rendez-vous avec Chjara devant l’entrée, tu l’attends avec moi ? Elle doit passer avant son travail. Elle bosse pas loin, tu te rappelles ?
—  Je m’en souviens parfaitement, m’entendis-je répondre d’une voix blanche.
—  Je suis surpris de te voir ici. C’est pas trop ton truc les… il laissa la fin de sa phrase en suspens, cherchant un mot adéquat qui ne venait pas, un terme ni blessant, ni hypocrite, ni mensonger.
—  Dumè ne pouvait pas venir voir J-B. Il m’a demandé d’être là… pour lui.
Une gêne s’installait imperceptiblement dans nos silences, lorsque je repris.
—  D’ailleurs, il m’a dit que tu allais être papa. Félicitations !
—  Ton frère parle trop ; sacré Dumè, c’est comme quand on était petits, pouvait déjà pas garder un secret, déclara-t-il avec un regard malicieux et un sourire timide. Oui… Ho c’est encore un peu tôt. On va rester prudent.
—  Il faudra que tu me présentes la future maman.

Comment sont les choses ! Les naissances et les morts ne cessent de se côtoyer, malgré nos efforts pour les en dissuader. L’absence se retire dans les soupirs tandis que l’on vacarme la nativité.
Ma grand-mère, Jeanne, décéda dans les balbutiements de l’an 2013. J’avais alors un peu moins de trente ans. Au même moment, celle qui (à mon grand regret) envisage aujourd’hui de divorcer était alors enceinte pour la deuxième fois. Je la convainquis sans trop d’efforts que son état ne lui permettait pas d’assister à l’enterrement et me rendis seul aux funérailles.

Mercredi, le sixième jour de janvier. Nous partageons un petit-déjeuner sous la pergola, face à face mais inattentifs l’un à l’autre malgré le réconfort que me procure sa présence. Je pose tendrement ma main sur l’épaule de Noémie, en témoignage d’affection. Dès neuf heures trente, je tire derrière moi la porte d’entrée du mas. La berline fraye à travers les pins dispersés sur le granit blanc jusqu’à la nationale, s’englue dans les embouteillages des banlieusards. La destination est atteinte après une heure vingt-deux d’ultimes atermoiements : un parking contigu au champ de tombes. À l’arrêt face aux stands des fleuristes, les simagrées mal accordées et les mines contrites du ballet des endeuillés m’excluent de la quote-part affective du monde. J’y vois une foule menée à la baguette par des règles dont je me sens écarté. Quelque chose sonne faux dans ce spectacle. Peut-être est-ce la couleur des textiles, les postures ou les larmes qui me deviennent cruellement insignifiants ? De quelle manière pouvais-je participer à ce spectacle qui m’affligeait ? Je fis demi-tour et ne me rendis pas à l’inhumation. Ce fut un nouvel effritement de mes relations familiales ; chaque rituel semblait, malgré moi, m’éloigner un peu plus de ses membres. Je ne savais pas comment leur pardonner de n’être que ce que j’étais. Je leur en voulais de les décevoir, de me ramener à cette personne qu’ils imaginaient et dans laquelle je ne me reconnaissais pas.
Même les événements heureux que nous aurions pu partager simplement me mettaient un peu plus à distance. C’était l’anniversaire de mémie Jeanne, ses quatre-vingt-cinq ans – il y a plus de dix ans. Lucca était accompagné de sa copine d’alors, une fille vieille, addicte au sport et thérapeute de métier. Son prénom m’échappe.

—  Elle s’appelle Malya, continua Lucca.
—  C’est joli comme prénom. Et cela fait longtemps que vous êtes ensemble ?
—  Je l’ai rencontrée y’a deux ans, en vacances en Guadeloupe. Et toi, Noémie va bien ?
—  Je crois. C’est compliqué. Surtout depuis la naissance du dernier. J’avoue que ça me mine un peu. Mais bref.
—  Tu sais que c’est en partie grâce à toi que je vais devenir papa ? relança-t-il avec une pointe de facétie dans le ton de sa voix. J’ai écouté tes conseils.
Je ne voyais pas quels conseils j’avais pu lui donner. Voilà bien une activité que je me gardais d’avoir.
—  En fait, continua-t-il devant mon air déconcerté, c’est toi qui m’a incité à quitter Nathalie.
—  Nathalie ? la conversation prenait des détours inattendus.
—  Tu l’avais rencontrée à l’occasion des quatre-vingt-cinq ans de mémie Jeanne. Je pense d’ailleurs que c’est la dernière fois que nous nous sommes vus. Tu vois qui c’est ? insista-t-il.
—  Un peu, me rassurai-je.
—  J’étais fou d’elle.
Un réverbère nous contraignit à nous écarter l’un de l’autre quelques secondes. Un message de mon fils sur mon téléphone m’apporta un peu de réconfort. Lucca fit une pause. De mon côté, j’interrogeai mon désir de poursuivre cette conversation. J’aurais préféré retourner chez moi, jouer avec mes enfants, m’occuper du jardin, contempler le chat déambuler dans le potager. En outre, je n’étais pas certain de vouloir assumer une quelconque responsabilité dans la vie de Lucca, particulièrement une paternité.
—  Elle était plus vieille que moi, c’est vrai, reprit-il. Je pensais déjà que je voudrais des enfants un jour, c’est vrai aussi. Et puis, on s’est parlé moi et toi. Tu m’as dit des paroles que je n’oublierai jamais.
—  Tu sais, parfois je dis des choses, mais…
—  Non mais là, t’avais raison, insista-t-il. Elle n’y était pour rien mais je pouvais pas rester avec une femme qui pouvait pas me donner d’enfants. C’est important les mômes, déclara-t-il en me fixant droit dans les yeux.
À cet instant, je ne sus pourtant pas dire s’il s’agissait d’une question ou d’une affirmation ; peut-être attendait-il une approbation formelle.
Puis il continua.
—  C’est ce que tu m’as dit « c’est important les mômes » ; et elle, elle pouvait pas ; et moi je voulais, peut-être pas de suite mais c’est sûr je voulais, j’avais presque trente ans. M’enfin, l’idée a fait son chemin, des jours, des semaines, puis des mois ; je pensais plus qu’à ça. Même quand on faisait… tu vois…l’amour quoi, je la trouvais de plus en plus… de moins en moins belle.
—  Je crois me souvenir qu’elle s’entretenait ? tentai-je de nuancer. Une jolie femme, non ?
—  Oui, pour son âge, reprit-il, c’est sûr, mais à un moment, je l’ai plus aimée. C’est tout. C’était pas notre faute. Je pensais plus qu’aux minots que j’aurais pas. Puis, j’ai commencé à trouver d’autres filles jolies. Des plus jeunes. Enfin, voilà, aujourd’hui je suis avec Malya et je suis très heureux.
—  Et bientôt papa, glissai-je avec malice.

Lucca semblait vouloir me rejoindre dans le moment présent. Cela me convint d’autant mieux que je n’avais aucun souvenir d’un tête-à-tête entre nous ; je ne voyais pas par quel procédé j’aurais pu soutenir une importance si haute au faire naître que l’on ne pût concevoir une vie sans procréer. En conscience, je ne le pensais pas ! Toutefois, je consentis à ne pas insister, à ne pas défendre le principe selon lequel je n’aurais pas prononcé, ni même imaginé, ces paroles. Je me retranchai dans le silence, stupéfait une nouvelle fois par l’absurdité des situations que la vie nous offrait. Je ne me sentais pas proche de mon cousin au point d’être à l’aise avec ses confidences. Pariant sur la brièveté de cette rencontre improbable et mon retour très prochain à ma vie ordinaire, je me tus durant les quelques mètres qui nous séparaient de notre but.
Passées les larges portes en fer forgé ripolinées, nous nous installâmes sur les marches du petit perron de la guérite abandonnée, troublant la quiétude d’un lézard bigarré de tous les tons du vert, lequel nous vîmes s’enfuir vers les haies basses. Un souffle léger venu depuis l’arrière-pays rabattit les effluves des cuisines vers notre faction éphémère tandis qu’une banderole « hôpital en grève » semblait gonfler d’un nouvel orgueil. On eût dit cet espace exigu sorti d’un film d’époque, avec ses colonnades et ses pierres larges, dernier témoin du passé glorieux de ce lieu aujourd’hui carrefour d’espoirs perdus et de revendications. Ici, même guérir se trouvait maintes fois marqué du sceau de l’affliction. Les minutes s’écoulaient muettes. Cette attente, cet endroit, avaient pour moi quelque chose de familier, d’oublié et néanmoins d’apprivoisé, d’assimilé.

*

La permanence des subdivisions
                    nous interroge.
Pis, 
nous sommes sourds,
                    sauf à notre persistance ;

le fracas de nos habitudes 
et de nos inquiétudes
coule une chape de renoncements
jusque dans l’intimité
                    de nos consentements.

Dé-conte de la solitude, 02/03/2064

*

Déjà il y a eu un jour où je fus contraint de prendre pension quelques mois dans un hôpital. Certes, ce n’était pas celui dont les dalles poreuses me supportaient aujourd’hui mais tous se ressemblaient finalement : de l’incertitude, un va-et-vient incessant, des voix assourdies, une odeur ubique d’onguents.
Connaître intimement une maison de santé, c’est avoir fait l’expérience de la proscription de l’esprit cartésien, avoir observé glisser sa vie dans le lit de l’irrationalité pendant d’interminables heures molles, à chercher la réponse à des questions sans mots, un sens à une situation ubuesque. J’avais été agressé sans raison ni préméditation ; puis laissé pour mort. Or, à dix-huit ans cette réalité m’apparaissait invraisemblable. Pourtant, de manière à m’en persuader, l’atmosphère s’était pétrifiée d’immuables langueurs autour de mon corps devenu étranger et brisé, m’abandonnant à des pensées émiettées, allongé sur un matelas ajusté d’un cartonneux coton blanc festonné de rouge, sans nulle chaleur, avec pour seul panorama quatre murs lisses et une fenêtre inaccessible. La solitude se mesure en désespoir ; parfois aussi en regrets. Elle se paie en délitement.

Je garde des souvenirs diffus de la période précédant mon agression ; l’intuition d’un ennui aux aguets de toute tâche quelque peu exhaustive et d’une obsession pour le temps. À cette époque, j’avais les yeux rivés sur ma montre, l’attention hypnotisée par les circonvolutions de la trotteuse qui telle une Sisyphe affranchie des dieux remontait sans fin les secondes vers un avenir palpable. Tout était prétexte à l’urgence : celle de faire les choses bien entendu, mais aussi celle liée à la crainte de n’avoir le temps de rien, de ne pouvoir accomplir ce que je concevais comme les projets d’une carrière héroïque, en d’autres mots l’absolue nécessité de devancer ma destinée. Même le calcul d’un itinéraire, aussi anodin fût-il, était soumis à cette acuité, à cette prétention à ravir un panache de précieuses minutes à la barbe de l’éternité.
Fin juin 2002, les examens d’entrée à l’université étaient achevés. Tout juste majeur, je me réjouissais de fêter cette libération porteuse de promesses d’avenir, entre amis. Sans doute avions-nous convenu d’un rendez-vous en début de soirée, en centre-ville, devant l’entrée du pub dans lequel nos apéros entretenaient leurs habitudes.
Quoique l’imaginaire se lasse de remodeler ce que la mémoire dérobe au présent, cent fois ai-je remonté le cours des événements, cent fois différemment. Dans mes songes, je tentais de reconstituer les circonstances de l’agression, accédant par la même occasion aux absents qui, d’ordinaire, ne communiquaient avec moi que dans l’ensommeillement des nuits agitées. L’oubli m’était devenu insupportable ! Il me dépossédait. Face au vide de ma mémoire, dans la demi-conscience que m’octroyaient les analgésiques, j’égrainai les versions fabulées de ce qui s’était produit.

Dans l’une de celles-ci, je sors de l’immeuble.
Du front de mer, cubiques et blancs les bâtiments gémellaires dans lesquels niche mon appartement me font l’effet d’une paire de dés, posés sans ostension sur l’unique éminence alentour dont le galbe me rappelle la courbe d’un sein. L’envie m’étreint en tout lieu : vivre, manger, boire, danser, rire, faire l’amour et le refaire.
Mercredi, les écoles sont fermées. Les élèves finissent de s’épuiser dans les jardins qui jouxtent la plage, sous le regard des parents d’astreinte. Les matériaux rayonnent de la chaleur accumulée toute la journée. L’air est sec et les désirs exsudent parmi les fines crêpes Georgette aux motifs floraux et les chairs dénudées, les muscles bandés, sculptés dans la fatuité que la jeunesse distille parfois – par distraction – aux caractères décomplexés.
La ligne du bus régulier qui conduit dans le centre-ville a nourri mon impatience de son trajet fastidieux. Je descends Place Carli. À l’ombre des platanes centenaires, lesquels abritent le ballet des pigeons claudicants, je progresse entre les kiosques et la harangue des bouquinistes. Sur un étal bleu azur, celui de Chez Christophe, la facture d’un livre apparemment bref m’attire ; ou plutôt est-ce l’illustration de sa couverture : une très ancienne montre, un cadran doré surmonté d’une unique aiguille, le tout enchâssé dans un œuf de cuivre. Je suis heureux d’acquérir, contre menue monnaie, Vie de Peter Henlein, de Jürgen Abeler dans les éditions du Pommier. Je m’illusionne : la vendeuse ressemble à ma cousine.
Pour atteindre le Cours Malherbe, je traverse la rue des Trois âges. Au Bar du Courtil, connu pour son arrière-jardin enchatonné au pied des immeubles, je m’assieds en face de Julie et Bão. Je commande un cocktail Tango, comme Noémie, puis dépose ma paume sur sa cuisse tendre ; non, plutôt un Baby limé. Je suis d’humeur fêtarde, tout excité. Je me réjouis tellement d’avoir trouvé le courage de la séduire. Sa beauté se confond avec la passion ; elle a l’attrait de la jouissance, de la curiosité insatiable pour la découverte du corps de l’autre, de l’enivrement aux parfums capiteux de sa peau hâlée promis pour tout l’été.
Il est vingt heures trente. Enlacés, nos bras entrelacés dans le fuselage de nos grêles silhouettes, nous déambulons, Noémie et moi, insoucieux, d’un pas dégingandé, sur le pavé rosi par les rayons retardataires du jour finissant, que les rues animées et joyeuses déroulent devant nous à la façon d’un tapis fastueux pour célébrer notre avènement.
Nos places sont réservées en terrasse. Nous dînons d’un repas frugal. L’ambiance musicale agit sur nous comme un philtre et pourvoit à l’essentiel de nos agapes. Le lumignon, au centre, éclaire la table d’un soleil fiévreux, nourri de mille feux de joie, estompant jusqu’à la plus informe des ombres. Tout l’univers converge, contracté sur un mètre carré de nappe en papier. Nous sommes les monarques d’une cour de lucioles, de fourmis, de coccinelles, pénétrés de notre toute puissance. Toutefois, même le plus radieux des astres peut subir les affres d’une éclipse. Dans le couple, elle revêt les apparats du doute.
Un peu avant le dessert, un léger déséquilibre fait vaciller l’évidence. Il prend d’abord la forme d’un regard croisé à l’improviste, celui d’un homme. Et c’est la suspicion : « il te plaît ? » ; le ton n’est plus amoureux, pas même amical ; il a des relents de hargne, celle d’un propriétaire spolié. Elle a beau m’assurer qu’ « absolument pas, mais qu’est-ce que tu racontes ? », qui peut l’affirmer ? La jalousie a planté sa graine, sournoisement, inopinément ; sa voix, qui dans un premier temps exprimait une stupéfaction empreinte de tristesse, fait place à une fureur contenue, voire même à une certaine défiance. Progressivement, nous nous démantelons, fâchés, l’orgueil outré par des paroles qui alimenteront nos remords plus tard. Nous quittons le restaurant chacun de notre côté.

Autour de minuit
Par Corinne Gicquel
Corinne GICQUEL

Au cœur de la nuit, les rues ne sont plus peuplées des sourires carmin ni des effluves subtiles qui plus tôt les égayaient. Le silence écrase la matité des ténèbres autant que les émanations des égouts pressurent l’air. Je fulmine de douleur ; le ventre tordu d’une détresse rageuse et sourde ; je m’indigne, consterné, devant ma bêtise et mon inclination à détruire ce qui est important, à fondre l’or en sel.
La jalousie est un poison qui a eu essaimé dans mon cœur de bonne heure. Je la porte comme une blessure mal cicatrisée, toujours disposée à se rappeler à mon mauvais souvenir.
Peu à peu, les tissus meurtris se consolent, la tension redescend ; je fais demi-tour, à la rencontre de Noémie. Arrivant près de la station de taxis, à proximité de la montée des Ursules, je m’enquiers auprès d’un chauffeur fumant sa clope d’une jeune femme en jupe beige et rose, baskets fuchsia. Elle est partie il y a quelques instants à peine, dans la Merco de la mère Annie, croit-il savoir.
Pour lors, j’entreprends d’errer sur le chemin de mon expiation. À la lisière de la déchéance et de l’inquiétude de l’avoir perdue, cherchant autant une consolation que la sécurité des lieux clos, j’entame la tournée des bars de nuits. Et me saoule jusqu’à ce que mes orifices d’entrée et de sortie soient en circuit court. Dans un bouge inconnu, je songe à trinquer avec un des fantômes de mon enfance blessée.
—  Tu bois quoi, papa ?
—  Tu sais bien !
Ce sont ses yeux bleus comme la Terre vue du vide cosmique qui s’adressent à moi, chaleureusement, suavement, ardemment, intimement.
—  J’ai oublié. Bière, sirop de grenadine ?
Il me répond mais je n’entends pas sa voix. Le brouhaha autour de nous me le rend de plus en plus inaccessible. La crainte qu’il ne disparaisse à nouveau me saisit.
—  Tu as dit à maman que tu étais là ? Elle s’est inquiétée !
Puis je poursuis, comme si tout à coup une information importante me revenait, de celles que l’on a omises de dire et qu’une occasion opportune offre à la révélation.
—  Tu as vu que l’équipe nationale a gagné la coupe du monde de football en quatre-vingt-dix-huit ? Tu devais être trop content. J’avais peur que tu ne l’aies pas su…

Les rues sont vides. Les bars ont fermé. Les lampadaires diffusent une lumière blafarde jusque dans les venelles. Le ciel est sans étoile.
Un homme gît sur un banc public. Je le devine vert, ou noir. Je me propose de le secourir. Mes paroles se collent au palais, une gomme informe pèse sur ma langue ceinte d’une denture de caramels mous. Mon champ de vision s’est rétréci et sa gueule boursouflée me saute au visage à l’extrémité d’un étroit tunnel noir. L’homme éructe et vocifère des menaces. Il n’a pas compris ; « c’est pour vous aider monsieur », je baragouine un galimatias d’ivrogne. Son poing de pierre me fait ravaler cette explication. Je titube, hébété et insupportablement calme. Je vais me réveiller, oui ! Allez énerve-toi et casse-lui la gueule à ce clodo ! Mais je me sens comme anesthésié - l’alcool agissant en cet instant comme le chloroforme dans lequel tout mon être est plongé pour sa conservation -, incapable de réagir, focalisé sur les dents outrageusement cariées de mon assaillant, rebuté par son haleine putride. Des voix dans mon dos, inattendues, occultées par l’ombre d’un porche, ou d’une poubelle, encouragent l’agresseur à un nouvel assaut. Dans la suite, une subite douleur, totale, explose dans un fracas d’os entre la hanche et le haut de ma jambe droite, venue de derrière. Je chute, tout comme le bouquin d’Abeler, acheté plus tôt dans la soirée, projeté hors de ma poche arrière par mon sursaut. Je m’écrase sur le pavé où nous nous abîmons, marionnette et recueil mêmement dérisoires. Une odeur d’urine se répand et me donne la nausée. Mais je pisse ! Je me pisse dessus. Comme par instinct, je tente de tirer cette jambe inerte pour la ramener à moi, terrorisé par son atonie. Mécaniquement, ma tête se tourne vers l’origine de l’attaque renégate : une silhouette arme une barre en métal au-dessus de sa tête, à des altitudes non homologuées, tandis que l’autre, plus trapue, imprime un modeste mouvement de recul à son buste en préparant son coup de pied.

Je suis cerné. De tout côté un danger mortel.
La stupeur provoquée par l’anticipation de la souffrance et des dégâts qu’occasionnera la tringle décharge en moi une montée d’adrénaline. Je suis ramené vers une prompte conscience, accrue, et tente de me soulever. Cependant, dans cet effort naïf pour faire face, je n’ai que le temps de discerner le cuir craquelé recouvrant la coque en métal de la chaussure revenant à vive allure à l’impact de mon crâne. Le coude gauche qui me tenait encore sur le flanc s’affaisse
et je plonge dans un sommeil fuligineux,
abandonnant mes muscles, mes os, mes organes,
à la violence brute.

M’éveillant, je vis une infirmière penchée au-dessus de mon torse, nu. Sur le petit meuble à portée de bras, au milieu des télécommandes (de la télévision, du lit) et des câbles, mon livre était ainsi, posé à cheval sur une pile de magazines, le dessin de la montre pomander 1505 orienté dans ma direction.
Noémie était assise dans le fond, une maigre chaise pour la soutenir, en larmes. Nous renouvelâmes des excuses et des regrets sincères, quelques bribes d’explications que mon état de confusion limitait à l’essentiel. Mais le livre m’intriguait obsessionnellement. Qui avait eu l’idée de le récupérer ?
La conscience l’emportait alors sur le médicament : j’avais une nouvelle fois rêvé mon agression.

*

Ne sont que chimères ces aiguilles
qui tournent en rond.
                    Comme des rêves ressassés.

Lors que seuls les songes suspendent 
leur course concentrique, nous remontons inlassablement le fil de l’illusion 
laissant le verbe et l’image hypnotiser 
nos sens au philtre du désir ;
ensorceler notre réalité.

Dé-conte de la solitude, 27/02/2064

*

—  C’est Chjara, dit Lucca, les yeux sur l’écran de son mobile. Antoine ?! m’interpela-t-il. Elle vient de m’envoyer un message. Elle va avoir du retard.

Je m’extirpai du memento de ma matière blanche et perçus dans son air absorbé, le dos rond, dans cette manière qu’il avait de faire tressauter l’articulation de son épaule gauche, une affliction ; un soupçon de tristesse et de mélancolie émanait de sa petite mine, depuis laquelle j’observais sourdre l’enfant qu’il avait été, sensible et discret. Le même gamin qui perdait aux cartes parce que nous trichions tous, Dumè, Chjara et moi. Il le savait mais refusait de nous imiter. Et il perdait, à chaque tour, stoïque, nous fixant droit dans les yeux pour juger au fond de notre âme de la satisfaction de l’avoir remporté sans mérite, déloyalement. Mais il se trompait. Nous ne jouissions pas de notre victoire, mais de sa défaite, comme la preuve d’une supériorité du pragmatisme (que nous confondions avec l’intelligence) sur la candeur (synonyme alors de faiblesse), l’inscrivant par la répétition dans la normalité. Lorsque parfois, attendri, je tâchais de lui céder une chance, mes deux compagnons de fortune me rappelaient à l’ordre en m’associant cuisamment à sa défaite. Chaque génération a son gentil. Pour la nôtre, c’était Lucca ; pour celle de nos parents, nous nous accordions tous les quatre à penser qu’il s’agissait de Jean-Baptiste.
—  Tu crois qu’il va s’en sortir ? me dit-il d’une voix désillusionnée. J-B, tu crois qu’il va s’en sortir ?
Aucune réponse ne pouvait être satisfaisante aussi je me tus. Son visage fît un aller-retour à l’oblique dans ma direction, peut-être pour s’assurer de mon attention, puis il poursuivit.
—  Je l’aime bien. Je voudrais pas qu’il meure. Tu sais, je suis sûr que c’est toi qu’il a toujours préféré. On aurait tous aimé être son favori mais c’était toi qu’il préférait, Antoine. On se l’est pas dit mais on a toujours été jaloux des cadeaux qu’il te faisait, c’est certain.
—  On en avait tous des cadeaux ! tentai-je pour me défendre.
—  Oui, mais les tiens étaient mieux : plus gros, ou plus modernes… Tu savais qu’il avait voulu t’adopter ? Quand ton père est mort, ta mère ça allait pas fort. Il était question que Dumè vienne avec nous et que toi tu ailles avec tonton J-B. C’est mémie Jeanne qu’a pas voulu.
—  Écoute Lucca, ce sont des conneries tout ça. Et ne parle pas de mon père, tentai-je timidement, avant de m’impatienter : tu te trompes sur toute la ligne !
—  Peut-être. En tout cas, pour l’anniversaire de mémie, c’est à toi qui a demandé de faire le discours.
—  Quel discours ? De quoi tu parles ?

La mort de mon père était un sujet sensible. Je détestais que quiconque en parlât. Je n’avais pas honte du suicide mais la blessure liée au sentiment d’abandon qu’il m’avait causé n’avait toujours pas guéri. Mon humeur changeait pour virer au mauvais temps. De toute façon, je ne gardais aucun souvenir d’un quelconque discours ce jour-là. Même la célébration en elle-même n’était pas tout à fait distincte dans mon esprit ; une brume amère enveloppait l’évocation de cet anniversaire, d’où se dégageait surtout une impression générale de longueur indolente ponctuée de quelques anecdotes sans importance et une douce querelle avec Noémie au sujet de ma mère.
Celui des vingt ans de Chjara m’était davantage accessible. C’était avant mon agression. Pour elle, j’avais fait une courte intervention devant une poignée d’amis triés sur le volet ; une histoire de racines plongées dans le terreau de l’enfance et de liens indéfectibles, un truc débile qui fait bonne impression en vidéo. Pour autant que je m’en souvienne, c’est Lucca, avec son goût pour les manifestations publiques d’affection, qui en fut l’instigateur. Je m’y pliai de bonne grâce, n’osant pas dire non, mais peut-être aussi mû par une amourette qui tardait à se métamorphoser totalement en tendresse. Cela correspondait pour lui, pensai-je, à une forme d’incarnation des sentiments, une espèce de preuve par le geste de ce que les mots assurent d’amour, les liens du sang promettent d’attachement et de pérennité. Il pensa sans doute que sa proximité fraternelle avec Chjara eût affaibli la crédibilité du message : j’entrai donc en scène.

—  Pour ses quatre-vingt-cinq ans, enchaîna-t-il. C’est la dernière fois qu’on a tous été réunis ; c’est aussi la dernière fois qu’on s’est vus, moi et toi.
Je ne perçus aucun reproche dans le ton de sa voix, qu’un simple constat formel. Cependant, la propension de Lucca à me ramener dans le passé, vers un jadis que je discernais de plus en plus mystérieusement divergent entre mon cousin et moi, commençait à m’irriter fortement. La tempête couvait en moi, à proximité je la sentais arriver.
—  Écoute, franchement je ne m’en souviens pratiquement pas de cet anniversaire ; en tout cas, ni du discours, ni de notre tête à tête !
—  Et ben, c’est pas compliqué, elle est née en février, donc c’était en février. Attends voir, c’était en 2004, 1920 et 85… non en 2005. Ça s’est passé chez tonton J-B, en 2005.

A cette époque, j’avais vingt et un ans et vivais avec Noémie depuis quelques mois. Nous attendions la naissance de Mattéo avec impatience. Lucca semblait se rappeler parfaitement de cette cérémonie. La journée paraissait vivante en lui, comme davantage liée au présent qu’au passé. J’aurais aimé être dans sa tête pour en connaître tous les détails et le voir réinventer son souvenir. Au rictus qu’il affichait, je compris que je venais de lui en fournir une nouvelle occasion.
Comme tous les dimanches je me suis levé le premier et Nathalie a eu du mal à se réveiller. Elle m’a rejoint dans la cuisine, attirée par la senteur du café tout juste passé. Je me suis moqué d’elle parce qu’elle avait « une coiffure de manga ». Elle avait son vieux bas de jogging et la marque de l’oreiller sur les joues. Je lui ai dit qu’elle était belle, et elle a tordu sa bouche, et froncé les sourcils pour me traiter de baratineur, et nous avons fait l’amour sur la table en formica.
En voiture, j’ai repensé à ses seins, son cul, la chaleur de son sexe et le mien branlant en elle. Assise côté passager, elle souriait d’aise. Son visage était douché par le soleil. Je lui ai dit : « Nos enfants seraient les plus beaux » et elle a répondu « ne recommence pas, Lucca ». Une ombre a traversé ses paupières closes. J’ai perçu un soupir d’exaspération navré. Je me suis senti con, floué aussi, et je me suis rendu compte que je n’avais plus de clopes. Je l’ai dit à Nathalie qui m’a rappelé le bar des Flots bleus, à l’angle de la rue de chez J-B. Je n’avais plus qu’à patienter.
La villa de l’oncle J-B est au Cap Safran. Depuis la petite cour aride de l’entrée, on peut sentir la présence iodée de la mer à quelques mètres. Parfois, on peut l’entendre ruminer son écume sur la plage de sable brun. Nous adorons nous retrouver ici pour les fêtes de fin d’année, l’obtention des diplômes, les naissances, les anniversaires. L’accès au hall d’entrée se fait par un petit escalier et un rituel. La chienne, une bâtarde de berger allemand, réclame le laissez-passer à l’aide de sa truffe humide glissée à travers les barreaux du portail. Je dois l’avouer, contrairement à Chjara, Antoine et Dumè, ce chien ne m’inspirait pas confiance. Plus gros, il aurait presque pu me faire peur.

J’ai filé une savate à la chienne et j’ai fini ma tige au moment où Nathalie saluait tout le monde à l’intérieur. Enfin, Antoine est arrivé avec Noémie. Elle portait une jupe souple et sa grossesse avec la même fierté assumée. Antoine m’a salué. Je lui ai demandé quand il comptait faire le discours mais il n’a rien répondu. Il devait encore être de mauvaise humeur. Nous sommes entrés. La maison était animée. Des hauteurs de l’escalier on entendait mon père et son frère palabrer dans la salle-de-bains restée ouverte. Antoine s’est dirigé tout droit vers la cuisine. Des bruits de casseroles et de bouillonnements parvenaient jusqu’à l’entrée. Moi, j’ai tourné vers la salle à manger. Les odeurs de financière m’ont ouvert l’appétit et je me réjouissais de la régalade de vol-au-vent. Ma tante Nicole finissait de mettre la table. Elle portait son tablier en bandoulière et sifflotait au rythme de l’air d’opéra crachoté par la vieille chaîne Hi-Fi. J’ai continué vers le salon et j’ai embrassé mémie Jeanne assise dans le fauteuil face à la cheminée vide. « Joyeux anniversaire mémie ». Ses très fins cheveux blancs étaient tenus en arrière par une coquette pince marron aux motifs ocellés. J’ai constaté l’affaissement vers l’avant de tout le haut du corps sur ses genoux, le surpoids de sa poitrine pour des muscles dissous.

Tout le monde est arrivé. J’ai demandé à Antoine si le moment n’était pas bien choisi pour faire son discours, c’était l’apéritif, mais non, pas encore. Je me sentais impatient de cette communion. Jean-Baptiste nous a délectés de son champagne millésimé. J’ai vu des groupes de conversation se former, ponctuant les palabres d’éclats de rire. J’ai trouvé à la scène, avec ces murs recouverts d’une tapisserie légèrement décollée, le charme de l’antan et de l’impérissable en même temps. Au son de la cloche et à l’appel de tatie Nicole et mémie Jeanne, nous nous sommes mis à table.
Des heures durant, nous avons dévoré nos appétits et bu toute notre soif, le tout en partageant la description de plats mémorables et de recettes secrètes. Au milieu du repas et des conversations sur le projet de constitution européenne, j’ai eu chaud et envie de m’en griller une. Pour être discret, j’ai décidé d’aller côté jardin et d’en profiter pour regarder le gâteau dans le frigo.
Au dessert, Antoine a fini par faire un petit discours. Tonton J-B a mimé un applaudissement et Chjara a semblé satisfaite par l’évocation de quelques bons souvenirs qui avaient émaillés notre enfance. Mémie a soufflé sur les bougies à trois reprises. Et puis nous l’avons aidée à achever les flammes récalcitrantes. Impossible pour la plupart d’avaler une bouchée supplémentaire. Elle a semblé contente du plaid mi-cachemire mi-soie brodé que nous lui avons offert. Elle s’est mise à rire. Elle a pleuré avec grâce, avec cette élégante retenue qui fait la marque des femmes de chez nous. L’après-midi, la gaieté a traîné en longueur.
Vers dix-sept heures, j’ai rejoint Antoine sous le pommier bas. Je me suis assis sur le bord de la chaise lattée et nous sommes restés un moment sans parler. Il était seul, je me suis souvenu que Noémie s’était réfugiée dans une des chambres du haut et se reposait. J’ai demandé à Antoine des nouvelles de sa santé et j’ai constaté qu’il n’affichait plus aucune séquelle. Pour alléger notre discussion, j’ai cherché à savoir comment s’était passée l’échographie. Il m’a répondu « c’est un garçon ». Il m’a décrit comment ils en étaient venus à lui choisir son prénom. Je lui ai raconté ma passion pour Nathalie, notre boulimie charnelle, mais aussi son refus d’avoir un enfant. J’ai ajouté qu’à quarante ans elle se sentait trop vieille, qu’elle pensait avoir passé son tour. J’ai précisé mes craintes, je n’étais pas d’accord. Il a dit : « Je comprends, c’est important les enfants ». Antoine s’est montré extrêmement calme, immobile, avec les mains posées sur le velours de son pantalon côtelé. Je n’ai rien dû ajouter. Du sérieux venait de plomber mes paroles qui peu de temps avant me semblaient anodines. Sa réponse m’avait brusquement projeté, nu et fragile, dans mon propre avenir. Cela m’a pris au dépourvu. Je ne l’avais jamais envisagé ainsi et ça m’a soudain semblé faire écho à une crainte qui planait sur notre couple de temps en temps et sur laquelle je ne parvenais pas à mettre des mots. Avoir des enfants a pris soudainement pour moi la forme de quelque chose de l’ordre de l’accomplissement absolu. L’air a paru refroidi et je suis retourné auprès de Nathalie, attablée avec les autres femmes. J’étais ahuri, sonné par cette révélation. Je l’ai embrassée, sa langue avait le goût des arômes de fleurs de jasmin et de thé vert.
La fin de la journée et la soirée sont allées vite. Nous avons mangé, nous avons bu et mangé encore, en nous tapotant le dos, en ébouriffant nos coiffures ordonnées. Et puis, les uns après les autres nous nous sommes levés et nous avons récupéré nos vestes de laine, nos manteaux et nos bonnets. Nous avons dit au revoir, nous nous sommes remerciés. Et séparés. J’ai pensé au temps passé si vite, dix heures déjà.
Demain il faudrait bosser.

*

La mémoire est comme une marée :
elle se retire et elle revient,
elle descend et elle monte.
Or, sur l’enclume du présent,
                    sont forgés les souvenirs altérés.

Étranges sont les souvenirs :
ils forment un territoire connu
— mais qui nous méconnaît.

Dé-conte de la solitude, 22/08/2064

*

Pour l’heure, j’avais dix-huit ans et ne profitais pas encore des joies de l’accès aux libertés qu’offrait l’âge adulte. la confiance propre à l’insouciance de la jeunesse avait cédé la place au doute.
Depuis l’agression et le début de ma clôture dans cette chambre d’hôpital, les cartes de mes prétentions professionnelles étaient rebattues par les impossibilités mécaniques du corps, par l’évanouissement de toute appétence pour le futur. Pouvais-je encore envisager une carrière, me satisfaire de l’entrée dans une école pour élites privilégiées et devenir un soldat à la solde de ma cupidité ? Les visites se succédèrent, amicales, familiales, éplorées, ébahies, gênantes, envahissantes, lamentablement ; chacun apportant un présent qui devait témoigner de qui j’étais ou de ce dont j’avais besoin. Je ne m’y reconnaissais pas - je ne savais pas si je devais dire « plus ». Le fossé se creusait entre ceux qui voulaient que rien n’ait changé, qui appelaient le passé à reprendre le cours des choses normalement, et ma sensation vertigineuse de perte. Je m’étais perdu inconscient sur le pavé de la ville et aucun artifice du souvenir ne pouvait me retrouver. Mon état nécessitait du temps si bien que je fus touché par le cadeau de Chjara : un livre devenu vite familier et que je crus avoir toujours possédé, un bouquin historique sur l’invention de la montre que je lus (et relus façon puzzle) jusqu’à ce qu’il occupe l’essentiel de mes divagations rêveuses. Cependant, à ce moment précis, seule la présence silencieuse de Noémie m’était supportable. Et je restais là, cloué au lit, maintenu par un corset fait d’armatures en métal et d’un serre-tête articulé.

Je pressentais la chute du volume de la pile instable des magazines mais mon incapacité à mouvoir mon buste latéralement ne me permettait pas de prévenir de l’effondrement. La montre de poche dorée au feu, sur sa couverture, ressemblait à une petite pomme mécanique ; elle représentait la pomander 1505, créée au début du XVIe siècle par un certain Peter Henlein. C’était à Nuremberg, au cœur de la renaissance allemande. L’objet, rare, était considéré par beaucoup comme la première montre, cinq cent ans après les premières horloges. Outre notre intime relation au temps, Peter Henlein et moi avions en commun d’avoir vu notre vie basculer après une agression. Peut-être la fureur est-elle une commande du temps ? Progressivement, temps et violence m’apparurent identiques aux deux faces d’une même lame, disposée à sectionner le fil de la vie.
Peter Henlein naquit en l’an de grâce 1479 dans le Saint-Empire romain germanique. Les Habsbourg régnaient sur le petit « Pete » – comme l’appelaient ses parents, Peter sénior et Barbara Henlein – ainsi que sur tout le territoire dont la capitale de la Franconie était l’épicentre. Restait-il encore quelque chose de cette époque ? Certainement ! Par exemple ? Le premier globe terrestre achevé en juin 1492, par un certain Behaïm, au sein du même monastère de Nuremberg auquel Pete réclamait l’asile en ce jour d’automne 1504. Il était aux abois, le cœur meurtri, apeuré.
Le soleil ne s’est pas complètement dissipé par-delà le vallonnement herbeux mais seule sa lumière parvient jusqu’aux colombages des habitations tout autour. Les volets ne sont pas rabattus. La cloche n’a pas encore sonné l’Angélus. Mais il est temps de partir. Dans sa précipitation à quitter l’atelier, Pete manque de renverser le petit récipient dans lequel sèche le pilon de cuivre, sur la planche de noyer qui forme une limite à la table près de l’âtre. Le maître fermerait.
Trois rues plus loin, Pete attend son ami, Georg, dans les remugles de la fosse à ordures et des eaux usées qui sillonnent la ville telles des veines noires. Il s’adosse contre la maison d’en face. Il pose son pied droit sur la base en pierre, porte à sa bouche son index qu’il mordille nerveusement. Il ne peut réfréner un rire, il est comblé, euphorique : il sait qu’il obtiendra sous peu le succès que ses efforts ont appelés obstinément. À vingt-cinq ans, bien que marié et déjà père, seules les femmes provoquent chez lui cet enthousiasme. Il s’en confiera à son ami autour d’un verre.
Mais l’occasion ne se présenta pas ; Georg demeura bougon le temps que dura leur ivresse. Cela se passait dans une taverne de la place du marché – Hauptmarkt, entre la tour du pendu – Henkerturm, et l’église Saint-Sébald. Un fâcheux fait la cour à sa belle, Georg le sent, comme un animal sauvage peut avoir l’intuition d’un danger imminent. Le ton monte entre les deux amis. La légèreté des réponses de Pete, son espièglerie, avaient plongé le fidèle compagnon dans un soupçon amer. Ils s’empoignèrent au collet, chahutèrent, s’esclaffèrent : deux enfants turbulents dont les jeux promettent une catastrophe. Des badauds curieux, puis de plus en plus excités. Une esquive, un homme bousculé par mégarde et le ton monte.
Un devint trois ;
un corps resta qui gisait dans la boue et dans le sang.
C’est celui de Georg ; dans mes rêves il a mes traits.

Pete se tint assis de longues minutes, hébété et transi. Nul ne sut comment il rejoignit la maison bourgeoise de ses parents. Peter sénior soutint Pete jusqu’à son chaume qui croulait lentement sous la voûte étoilée. Il le posa sur la paille avec l’espoir de déjouer la mort.Plus tard, la peur se lova contre le malheureux ; la peur d’une condamnation infondée, injuste, plongea Pete dans une angoisse effervescente et fiévreuse des jours durant. Il proteste : « je n’y suis pour rien, je ne peux avoir fait ce dont on m’accuse ; il n’existe pas de meilleur compagnon que lui ! ».
Sous le regard démuni de Noémie, je bafouille un râle sourd à l’entendement.
Et puis, au fond d’une impasse, la seule issue possible : l’asile. Dans le monastère franciscain, Pete passa quatre années à côtoyer ce que la connaissance humaniste produisait d’esprit le plus éclairé, au carrefour de l’orient et de l’occident. L’expérimentation manuelle était alors si étroitement liée au savoir qu’il se confondait avec elle ; il n’exista, dans l’histoire de l’humanité, moment où l’absence de séparation entre idées et fabrication ne fût plus manifeste que dans cette ville aux trente mille âmes, une des plus grandes d’Allemagne. On comprend mieux comment un simple fils de forgeron, à peine un apprenti serrurier, se trouva aux sources du prodige. Quel autre savoir-faire eût pu forger une clé pour remonter le temps ?
Pete fit son apprentissage par mimétisme et dévotion auprès de ceux qui deviendraient ses mentors, au côté de Dieu. La maîtrise de son art lui permit de fabriquer les serrures les plus complexes, les plus belles, les horloges les plus célèbres des casernes de Strasbourg aux Soupirs de Venise, des images d’Augsbourg aux coffres enflés d’Ulm. Les circonstances venaient de lui offrir l’opportunité de mettre son agilité à créer des ouvrages d’exception au service d’une révolution : la miniaturisation des horloges, capables d’indiquer l’heure sans être remontées pendant presque deux jours.
Martin Behaïm, qui suspendit son globe terrestre sur un trépied de cuivre, lui inspira-t-il les petites sphères dorées ou argentées, reliées entre elles par une charnière délicate, qui révèlent les numéros romains et arabes du cadran ? Penché sur son métier, tenant entre ses doigts épais cet objet de moins de cinq centimètres de diamètre, Pete grava au ciseau des symboles – astre céleste, reptile, lauriers… et une inscription latine :

DVT ME FUGIENT AGNOSCAM R.
Le temps échappera à l’Homme
mais la montre discernera son exactitude.

Pete pensa-t-il qu’avec ses « petits œufs », ses Uhr, chacun posséderait la mesure du temps ? Imagina-t-il qu’un jour, le temps possédât à son tour chacun de nous ? Put-il seulement se concevoir lui-même, Peter Henlein, esclave du sablier ? lui qui troussait les jupons et cherchait la reconnaissance des nobles, lui à qui l’histoire attribuerait l’invention de la montre et retiendrait son nom comme un oiseau en cage.
Après trois semaines de coma, j’avais échappé à la mort. Il fallut alors rétablir ce qui pouvait l’être, du corps ou des turbulences de la psyché. À l’instar de Pete, je conceptualisai les heures. Dans l’obscurité des nuits versées dans les profondeurs de ma solitude, je jouai la scène des grands absents, Pete et moi, et la mort, et le temps, et la mémoire. Il en résulta les fondations d’une acceptation : celle de ne pas savoir. Accepter le silence, le vide, faire de l’incertitude une devise, voire même une foi.

Pete
Que vas-tu faire maintenant du temps qu’il te reste à vivre ? Tu n’es pas mort, tu as la vie devant toi, Antoine.
Moi
Que connais-tu de la mort, toi qui es debout, dans la mémoire collective ? Que sais-tu de la fin ? Que connais-tu de la morsure de l’oubli ? Si je mourais demain, où vivrait mon père, dans quels souvenirs ? Personne ne peut se souvenir de lui comme je m’en souviens. Qui se souviendrait de moi ?

Pete
Je comprends. Tu as rencontré la peur, drapée dans sa violence, et tu l’as confondue avec la mort. Je ne connais rien de la mort, rien dont je puisse témoigner. Antoine, personne ne peut définir la mort ; ni l’accepter d’ailleurs. Menteur celui qui affirmerait le contraire. Le secret, vois-tu, c’est ACCEPTER de ne RIEN savoir : de ne pas savoir ce qu’il faudrait accepter… de ne pas savoir ce que c’est que la mort. Tu dois accepter que le monde, la vie, n’aient pas de réponses à livrer.
J’ai offert l’heure à l’univers éternel, je l’ai parée du plus bel objet ; tu aimes ma montre Antoine ?

Moi
L’idée était ingénieuse, je l’admets.

Pete
Il me semble que j’ai inventé le temps !

Moi
Le temps ! Le temps, c’est une illusion que l’on s’inflige obstinément et que l’on s’accorde, rarement. Il ne peut être cédé à autrui, encore moins inventé. Qui prétendrait avoir créé les arbres, le chant des oiseaux, les ruisseaux qui bruissent entre les fougères, les menthes et les rochers plats, l’amour… ? Tu as forgé des chaînes ; tu as volé mon temps ! Aujourd’hui, je veux le récupérer.
La colère m’habita longtemps, comme la terreur, submergées par des larmes incontrôlées. Mais elles se dissolurent, colère et terreur, dans les bras de Noémie, sous la caresse de ses encouragements. Seule sa chaleur pouvait me réchauffer. Elle devint mon seul avenir tangible et serein. À la sortie de l’hôpital, je m’installai quelques semaines au Cap Safran, chez mon oncle Jean-Baptiste.

Le Cap Safran était un ancien port de pêcheurs transformé au fil des années en quartier résidentiel, oiseux l’hiver et lascif l’été, lorsque ses plages s’offraient aux estivants. Situées à l’extrémité sud de la ville, ses rues – dont le calme séduisit ma convalescence lors de mes nombreuses promenades – étaient composées essentiellement de maisons de maître datant de la fin du XIXe siècle, avec leurs pierres d’angle et leurs persiennes dont les espagnolettes garantissaient la sécurité durant les journées laborieuses. De petits immeubles assez récents transfiguraient çà et là, tout à trac, la patrimonialité des habitudes architecturales. Mais nulle transformation n’affectait à l’égal de ces tours apostées entre colline et garrigue, qui délimitaient à l’est sa circonscription. Jean-Baptiste avait acheté la villa aux parents de son épouse et l’avait transformée en maison de famille.
Lucca adorait nous y retrouver lors de visites impromptues. Mais à un premier silence que j’opposai, interdit, à sa présence inopportune, s’ensuivirent de nombreux autres ; comment aurais-je pu faire autrement sans trahir mon premier élan d’introversion ? Dans mon rétablissement, quelque chose se délitait de notre relation, de ma relation aux autres, à ceux de mon passé. Une partie de moi avait disparu et cela me désarmait. Je sentais les amarres à mon identité passée s’effilocher au frottement de l’incertitude. Ceux qui ne monteraient pas à bord de ma nouvelle vie sans les bagages du souvenir – voire du mensonge – resteraient sur le quai de l’oubli. Jamais les choses ne redeviendraient comme avant. Je pourrais peut-être un jour me réjouir de l’œuvre du temps, ou pleurer de douleur sous ses mors ; mais jamais je ne pourrais revivre un passé qui se fondrait en moi comme la vague confidentielle d’un jadis impénétrable, une houle intérieure, indéfectible et reniée.

*

Et la vie se prolonge.
S’étire jusque dans le souvenir
                    Inattendu,
                    Oublié,
des premières clartés, originelles

— des premiers ciels étoilés,
des premiers horizons, des espérés —

que le ressacs conduit
                    jusqu’aux ultimes rivages.

Dé-conte de la solitude, 15/09/2064

*

Devant l’entrée de Saint-Joseph, une ambulance patientait, les portes closes et le moteur au ralenti.
Lucca me fixa. Il semblait attendre de ma part une réaction au récit de l’anniversaire de mémie Jeanne. Je me levai et lui fis face. Ses sorties sur mon père, ses tentatives de me ramener vers un passé que je honnissais, tout depuis le début de notre rencontre avait installé durablement ma très mauvaise humeur. Je constatai qu’il avait une calvitie camouflée par un rasage du crâne quasiment à blanc si bien que je me surpris à penser l’avoir déjà connu plus à cheval sur l’honnêteté.

—  Des vol-au-vent, tu es sûr ? commençai-je. C’est ce que nous mangions à Noël. Tu es certain que nous aurions mangé des vol-au-vent pour l’anniversaire de mémie, pour ses quatre-vingt-cinq ans ?
—  Sérieusement, Antoine, c’est sur le repas que t’es pas sûr ? C’est ça que tu retiens de ce que je viens de dire ?
—  Tu me parles d’un souvenir que je n’ai pas ; tu me dis que je t’aurais parlé, des confidences même. Que ta vie dépend de cette réunion de famille ;
—  Exagère pas ! dit-il avec la moue qu’il prenait devant notre mauvaise foi lors de nos anciennes parties de cartes.
—  Attends ! Tu me répètes et répètes et répètes que c’est à cette occasion que nous nous sommes vus pour la dernière fois, alors je dis OK. Je ne m’en souviens pas bien ; mais ne t’inquiète pas, ça va me revenir ! Mais pour cela, soyons précis, Lucca ! Tu sais bien que ce plat, c’est mémie qui le préparait pendant trois ou quatre jours, avant de nous recevoir tous, POUR NOëL. Tu imagines que pour son anniversaire, elle aurait préparé le repas, le repas de Noël qui plus est ; et tu penses que nous aurions accepté ?
—  Nous avons accepté beaucoup de choses. Alors, peut-être que je me trompe sur le repas mais ça a rien avoir avec ce qu’on aurait pu accepter.

Le ton était monté soudainement sans que le volume sonore n’enflât démesurément ; nous étions conditionnés à laver notre linge sale en famille. Debout à son tour, Lucca posa ses mains sur les hanches et inclina la tête en avant. Dans cette position, il ressemblait à un boxeur, la tête absorbée par les épaules et les sourcils froncés. Une lumière tiède barrait son visage, le séparant en deux parties. S’il n’était pas vindicatif, il n’était pas du genre à se laisser assaillir sans réagir ; surtout lorsque cela touchait la famille. Que voulais-je finalement ? Je voulais arrêter de participer à leurs fabulations, à tous, à Lucca, et à tous les autres. Cette famille m’était devenue au fil des ans un boulet de plus en plus insupportable. Ses histoires me faisaient l’effet d’une marre croupie dans laquelle je ne souhaitais plus me baigner, dans laquelle je ne verserai plus mon seau.
Quiconque a participé aux conciliabules familiaux, aux messes basses, prêté l’oreille aux potins des fratries et des cousins, aux commérages des parents, quand bien même l’observation se fit derrière le moucharabieh de la neutralité, celui-ci connaît le potentiel de lucidité qui se fond dans nos positions stratégiques au sein de la famille. Il y a, c’est vrai, une vivacité d’esprit chez la plupart d’entre nous qui ne demande qu’à se révéler à l’occasion d’une conversation informelle. Mais nous devinons également le risque qu’il y a à se rallier à ce désir de déballage, et d’exposer une vérité au jugement des autres. Ce risque ressemble au danger d’explosion pour la roche lorsque l’eau s’insinue dans ses failles tandis que le gel avance son ombre. C’est pour cela que sitôt qu’elle fait mine de se révéler, cette vérité familiale, il ne faut pas la relever ; et c’est ce que je fis. Je me concentrai sur ce dont nous pouvions nous souvenir.

—  Par ailleurs, ce n’était pas en février ! je repris, plus calme.
—  Je suis sûr que mémie est de février, elle est née le 11 février 1920, même, s’emporta-t-il.
—  Je ne te parle pas de sa date de naissance ; je dis que la fête a eu lieu au printemps. Tu l’as dit, nous avions parlé du vote pour le projet de constitution européenne.
—  Mais qu’est-ce que je m’en fous du repas et de la date. Qu’est-ce que ça change ?
—  Lucca, tu me parles d’un souvenir important pour toi. Tu vois bien, déjà le repas cela m’étonnerait qu’il s’agisse de vol-au-vent, à mon avis… écoute je crois me souvenir d’un cabri rôti entier, avec sa tête, la cervelle découverte et les yeux globuleux. Et la date, je suis quasiment sûr que ce n’est pas la bonne ! A cause du scrutin. Je te le dis, ça devait être en mai.
Je pensai à cet instant avoir pris un avantage sur l’enchainement des événements comme sur la réalité des faits. Mais qu’est-ce qu’un avantage avec ces serpent visqueux ?
—  On en a parlé pendant des mois de cette constitution européenne, reprit-il. Nous avons très bien pu en parler en janvier, en avril, en mai ou en octobre. Fais pas chier avec tes conneries, Antoine ! Tu vas me dire quoi après ? Que le cadeau c’était pas le bon ? Qu’est-ce que ça change ? C’est pas parce que tu t’en souviens pas que c’est pas arrivé. Chjara était là, on pourra lui demander. Je crois qu’on a discuté ensemble, je crois que c’était une super journée. Tant pis pour toi si tu t’en souviens pas !

Après tout, peut-être Lucca n’avait-il pas tort. Qu’est-ce que cela pouvait changer, nos souvenirs ? Chacun les siens. Ce n’était pas la première fois que ma mémoire était confrontée à la défaillance. Mais, non ! Une résistance instinctive à l’omission me contraignit à m’opposer. Ici, il ne s’agissait pas de mémoire mais de certitudes, de croyance inébranlable dont les fondations étaient rendues incertaines. Il me fallait des faits pour nourrir mon identité. La connaissance était le carburant dont j’avais besoin pour me forger une opinion, pour me garantir une forme de réalité, même partielle, et soutenir ma mémoire. Sinon, rien ne serait plus envisageable. Quelles responsabilités le présent pourrait-il assumer dans l’oubli ? Et puis, que serait l’avenir sans cette conviction que nous puisons dans le passé et que nous projetons ensuite dans nos prédictions telle la réminiscence d’une mémoire à venir ? Soit ! Chjara pourrait nous aider, bien que l’idée de verser un nouveau témoignage dans nos doutes mutuels ne fût pas entièrement rassurante.
Lucca me proposa de monter voir Jean-Baptiste, Chjara nous rejoindrait finalement en haut. Il semblait chercher le moyen de mettre fin à notre tête à tête. Vingt minutes, peut-être trente, avaient passé depuis notre arrivée. L’air s’était réchauffé et empli du chant d’oiseaux pourtant invisibles. Nous traversâmes le parking, puis un rond-point pavé. Le ciel avait la couleur de l’azur, diaphane, insoucieux des drames qui se jouaient dans ce lieu dont les murs semblaient tout à la fois une défense, souvent celle de la dernière chance, aussi bien pour ceux à l’intérieur que pour ceux à l’extérieur.
Dans le hall d’accueil, une femme replète, assise derrière un comptoir, nous indiqua le onzième étage sans lever les yeux de l’écran qui lui faisait face. Nous entreprîmes alors de trouver les ascenseurs avec pour seule aide les panneaux de signalisation. Nous échangeâmes quelques regards fuyants tout en marchant d’un pas incertain ; puis nous arrivâmes dans le couloir, garni de chaises en plastique d’un seul moule, qui faisait office de salle d’attente pour les patients du service d’oncologie.

Nous sommes les premiers, les seuls. L’ambiance est froide. La sonnerie d’un téléphone auquel personne ne souhaite répondre comble tout l’espace laissé vacant par la vie, dans ces couloirs sans fin où quelques portes à battants donnent l’illusion d’un espace protégé. Je pense à mes garçons, leur présence me manque. Je m’installe près d’un distributeur de boissons chaudes hors service et entreprends de compter les carreaux du linoléum. Lucca est déjà avec Jean-Baptiste.
Mon coursin revint abattu. Notre conversation animée ne paraissait plus du tout le préoccuper. Etrangement, j’en ressentis de la frustration, craignant sans doute de ne pas mettre un point final à cette histoire.
Vint ensuite mon tour de rejoindre J-B.
Nos premiers échanges furent empruntés, et même stupides pour ma part : « ça va ? ». Cette question banale, automatique, soudain je la haïssais. Mon oncle ne s’en formalisa pas.
Il me sembla méconnaissable, comme la réplique incomplète de lui-même. Cette maladie aspirait de l’intérieur et vous achevait dans les regards qui se portaient sur vous, enveloppant vos derniers instants de pitié, parfois de douleur ou de remords, et vous abandonnant seul, face à vous-même, face au vertige de l’évidence.
Or ses yeux étaient apaisés. Ils avaient rendu les armes et accueillaient déjà la défaite, contemplant avec bienveillance ceux qu’il n’allait pas tarder à quitter. Sa voix, atone, distillait ses dernières recommandations dans des phrases aussi introspectives que rétrospectives. Pour moi, ce fut : « si j’avais su Antoine, je n’aurais pas pris les choses comme je l’ai fait ». Était-ce un conseil, un aveu ? « Je n’aurais pas pris les choses comme ça ». Puis, parce que seule la pudeur pouvait habiller la déchéance d’un tant soit peu de décence, il préféra rester seul.
Je retournai dans la salle d’attente. Face à Lucca, à contre-jour des grandes fenêtres qui dominaient la ville, une silhouette émaciée me tournait le dos. Ses cheveux ras étaient bruns. Elle portait des baskets compensées, une salopette en jean sur un caraco noir.
—  Salut Antoine, me dit Chjara en se retournant.
Son sourire était irrésistible ; il m’accueillait en ami, sincèrement, pouvant de la sorte réchauffer le cœur le plus hostile. Je la pris dans mes bras, ou ce fut le contraire. Il y a des relations que le temps n’affecte pas, que les silences n’amenuisent pas.

*

Le chemin se floute.
Les scrupules agonisent.
Le vertige des écueils a disparu.
Le prurit du paraître s’est vautré
                    dans l’absence.

Et nous sommes seuls.
En nous-mêmes. En nous-autres.

Dé-conte de la solitude, 07/05/2064

*

Je sentis une certaine pression sur ma poitrine. Mon épiderme, tout mon corps réagissait à ce lieu en répulsion. De leur côté, mon cousin et ma cousine paraissaient figés dans une attente sans fin. Je proposai de nous mettre en quête d’un café, ne souhaitant pas rencontrer d’autres membres de la famille et encore moins rester une minute de plus ici. Mon engagement vis-à-vis de mon frère était respecté. À présent, il convenait de me sortir de ce guêpier. Auparavant, resterait quand même à profiter de la présence de Chjara pour faire triompher la vérité et me défaire définitivement du conte familial.
Chjara était courageuse. J’admirais la pugnacité avec laquelle elle avait affronté sa maladie : elle était anorexique. Je la dévisageai. Objectivement disgracieuse, elle avait le charme singulier de la simplicité, une aptitude à la négligence convenable. Elle savait depuis longtemps donner le change, et cela donnait l’impression d’une humeur égale seyant à toute situation. Secrétaire dans un garage du quartier, elle eût pu devenir directrice artistique d’une grande agence. Elle avait un goût prononcé pour les arts graphiques, l’illustration et une sensibilité à fleur de peau ; un peu trop parfois pour supporter une vie pétrie d’incertitudes, de revers, de courses effrénées sans finalité. Je l’avais aimée comme une cousine, et puis peut-être un peu plus. À l’école, je m’étais amouraché de cette petite fille aux traits fins, à l’humeur toujours gaie. Elle sentait le muguet, rayonnait d’une énergie vivace, laquelle manifestement pourrait durer mille ans. Finalement, tout s’était arrêté à l’adolescence, la joie de vivre et mon béguin. C’était plus simple ainsi.

Nous descendîmes d’abord au rez-de-chaussée, traversâmes l’atrium ouvert sur le parc, et passâmes devant la réceptionniste. Je proposai de nous installer au Relais. Il offrirait l’avantage d’écourter nos investigations. Le lieu était sans âme, sans confort, sans chaleur. Aucun de nous ne protesta. Nous entrâmes à la queue leu loup s’étirant jusque dans le passage, vers les ascenseurs de la deuxième aile de l’hôpital. Nous finîmes par nous installer sous une enceinte piquée de rouille, grésillant. Du sol au plafond le royaume du plastique s’étalait : les tables, les chaises, les poubelles, les cendriers, les couverts, les gobelets. Je mordis dans une madeleine sous cellophane qui proposait pour moitié la saveur de son emballage quand Chjara fondit en larmes.
—  T’as vu, c’est horrible, déclara-t-elle, c’est la fin ! Un instant je crus que ma cousine parlait de notre situation, lorsqu’elle poursuivit : « Il va mourir ».
—  Mais non, l’est fort, tenta de la rassurer Lucca. Il en a vu d’autres. Et les médecins ici, y sont réputés.

Les miasmes qui émanaient de la borne à déchets près de notre table me rendaient, malgré moi, inattentif à leur peine ; néanmoins je compatissais, modérément. Je décidai de prendre les choses en main et les entrainai dans un bar du quartier repéré en arrivant, lorsque la question du réapprovisionnement en cigarettes m’avait inquiété. Le bistrot était plus vivant que le Relais. Les larges banquettes en simili cuir vermillon s’assortissaient de belle manière au laiton lustré ; un miroir tout en longueur, qui devait épuiser son verre d’être ainsi sollicité, développait l’espace au-delà de la limite des murs. Heureusement, l’heure tout de même matinale nous épargnerait les boissons alcoolisées et les dissertations vineuses.
En chemin, le chagrin de ma cousine s’était légèrement estompé, l’air frais et léger avait agi sur son moral. La raison, un semblant de bon sens, un engagement dans le futur, reprenaient leurs droits, loin du nid des afflictions. J’étais certes attristé moi aussi, mais davantage par cette obligation à laquelle chaque humain souscrit en venant au monde que par la perte d’un être cher. Autrement dit, la mort comportait une valeur absolue de peine à laquelle je consentais, et mon oncle ne m’était plus cher. Avec les années, un homme que je ne connaissais pas avait pris sa place ; un autre, la mienne. L’enfant, le jeune homme, que j’avais été ne pouvaient renaître d’aucune cendre, pas même de celles de la nostalgie. Cette perte-là me serra le cœur.
La commande fut identique, la madeleine en moins. Notre conversation se poursuivit naturellement dans les effluves de détergent et de café moulu.
—  C’est pas de chance, déclara Chjara.
—  On y viendra tous.
—  Malheureusement, compléta son frère.

La conversation devint superflue. À ce rythme, le flot de nos échanges ne tarderait pas à s’épuiser. Il faisait sombre malgré la clarté que nous devinions à l’extérieur. Le bar s’était empli d’une population très majoritairement masculine ; le brouhaha général alimenta exagérément nos silences. Je sentis arriver pour bientôt le moment de la séparation, mais il fallait que je sache.
—  Dis Chjara, tu te souviens de l’anniversaire de mémie Jeanne, ses quatre-vingt-cinq ans ?
Lucca se tendit soudainement. Son air absent s’évapora instantanément. Son teint vira au rouge laissant présager la formation d’une colère brutale.
—  Putain Antoine, on est plus des gosses ! Qu’est-ce que tu fous ?
—  Je ne comprends pas de quoi tu parles. Nous étions d’accord.
—  D’accord de quoi ? Tu respectes rien. Tonton y meurt et toi, tout ce qui t’intéresse c’est encore de me battre, de gagner, gagner, gagner ! Tu sais quoi, tu me fais pitié.
—  Fais attention Lucca, ne dépasse pas les limites. Tu es triste, je l’ai compris, mais n’exagère pas !
Chjara restait ébaubie. J’hésitai. Allais-je trop loin ? Lucca s’emporta, la colère écumait à la commissure de ses lèvres ; telles deux billes noires, les ténèbres distillaient ses iris pour ne former qu’un avec ses rétines.
—  Tu sais quoi, y veut savoir ce qu’on a mangé pour ce putain d’anniversaire, c’est ça qui veut ! y veut savoir si c’était en février ou juin ou je sais pas quand. Y veut, y veut…
Lucca s’emportait rarement mais lorsque c’était le cas, la seule issue était d’attendre que cela passe.
—  Y veut qu’à m’énerver ! y saisit pas ce qui est important ! Ya des choses qu’on peut pas dire ! Explique-lui, toi si tu peux, que nous, sa famille, c’est important. Dis-y qu’y s’est pas fait tout seul ce gros con prétentieux.
Il se leva furieux, quitta le bar. Auparavant, un pied déjà à l’extérieur, sa rage fouetta l’air du bistrot d’un fort et incisif :
—  Même sa femme elle en a marre de lui !

Nous restâmes seuls, Chjara et moi. La froideur avec laquelle je vivais cette scène m’interpellait, elle alimentait la détresse générale qui m’acculait depuis les longs mois qui prédisaient le départ de Noémie.
—  Qu’est-ce que tu as fait Antoine ?
—  C’est… c’est rien, bégayai-je. Lucca me disait que sa copine attend un enfant. Et puis nous avons discuté de ce fameux anniversaire. Bref, nous n’étions pas d’accord sur les événements.
—  Mais tu sais qu’il t’adore. Il t’a toujours admiré. Pourquoi tu ne laisses pas courir. Des fois, je ne te comprends pas. Je sais qu’on ne se voit plus mais… enfin, je croyais que…
—  Tu as raison. Après tout, tu ne veux pas prendre parti, tu as raison. Les fables sont plus rassurantes que les faits. La vérité, cela peut blesser ; et dans notre famille, j’ai le sentiment qu’il n’y a pas de place pour elle.
Chjara paraissait chagrinée. Je percevais qu’elle ne voulait pas nous irriter davantage.
  Ecoute Antoine, je ne comprends rien à ce que tu racontes. De toute façon, je n’y étais pas à cet anniversaire.
—  Qu’est-ce que tu veux dire ?
—  J’ai été internée, tu te rappelles ? Isolée loin de vous tous, pour me soigner !
—  Quoi ?
—  Je te dis que je n’y étais pas ! J’étais internée ! Regarde-moi Antoine, regarde comme je suis. J’y ai passé la moitié de ma vie.
Le reste de la conversation m’échappa. Des convictions opposées se percutaient ; je voyais Chjara à cet anniversaire et pourtant j’étais certain qu’elle disait vrai, elle n’avait pas pu être là. Mes certitudes se fissuraient sous les assauts de l’évidence, et avec elles la confiance que je confiais à mes sens, à mon cerveau, à mon intelligence. Sur quoi pouvais-je fonder mes croyances si l’interface de mon corps avec le monde pouvait être défaillante ? si toute évidence, si chaque connaissance pouvait être fausse ? si les souvenirs et les faits et la vérité se vautraient dans les méandres de la subjectivité ? La colère de Lucca était la seule réalité plausible.
J’étais groggy, perdu, désemparé. Ma respiration se raccourcit, mon front s’humidifia. Le décor se réduisait à une allée incertaine.
Chjara enveloppa ma main gauche de ses menottes osseuses et froides. Les miennes calcinaient, incandescentes par comparaison. Mais le feu c’était elle ; la vitalité c’était elle, féconde et éphémère.
Son sourire pâle, son regard compatissant, je ne compris pas ce que j’y vis.
Ce fut, je le crus sans toutefois l’espérer, sa façon de me dire adieu.
Je pris la route des collines pour rentrer. Inexplicablement, je me perdis. Par trois fois je rebroussai chemin. Noémie errait indéniablement dans la vacuité de notre ménage. Notre couple vivait ses dernières heures.
*

Repenser à l’enfance aujourd’hui,
C’est éprouver le bannissement.

Dé-conte de ma solitude, 24/12/2064

Ma vie arrive à son terme.

Eussè-je cherché du sens à tout événement que dans mes songes, un émoi ou un saisissement, peut-être une intuition, eussent (toute ma vie) tenté de dérober, de soustraire à mon insatiable raison ce que les phrases m’eussent par quelque sortilège révélé. À dessein, tant mieux.
L’issue du chemin laisse pressentir un silence impénétrable au langage. Les paroles ne sont plus d’aucun réconfort devant la mort ; elles ne peuvent expliquer l’inexplicable, finissent par ne plus raconter l’ineffable.

L’effleurement d’une main console mieux que toute voix.
Aux portes du motus, de ce vertigineux doute que le crépuscule fait éclore à l’orée du langage finissant, le présent s’efface au profit de l’enfance renaissante, des balbutiements fabulés des premières aurores et des dernières brumes enveloppant le vague. L’essence du ressenti l’emporte sur la signification des mots, leurs minuscules possessions fondant comme neige au soleil. Le jadis ignore l’avenir, ne lui confiant plus aucune promesse.

Tous les corps qui m’aiguillaient dans la nuit sombre (ces bras dans lesquels accostèrent mes peines, cette chaleur fraternelle, amoureuse, amicale, filiale, que fréquentèrent mes joies et mes doutes) sombrent avec moi dans le secret.
Ils formèrent les atomes,
                    poussière d’os, d’étoffes de chair,
ils constituèrent les fondements
du peuple de mes hautes solitudes.

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