
Le Hutin Vieux
Pris au dépourvu par le désir de se livrer à une mystérieuse jeune femme, un homme se confie. Le lieu lui est familier, son interlocutrice peu (…)
Sur le thème de la transparence
jeudi 1er octobre 2020 , par
Le P’tit Canard N°10Si une pulsion pouvait déjouer toute résolution, aussi déterminée soit-elle, l’expérience qui en découlerait serait-elle accessible à notre besoin de signification ? Cette histoire nous invite à aborder la réponse sous l’angle instable des libertés.
Puis chacun répéta le nouveau nom de l’autre et en fut par ce rituel ancestral, rebaptisé. Kadyl. Milomenn. Depuis la demi-pénombre de la salle commune du centre pour pupilles, leur poignée de main - ferme pour des enfants de leur âge - scellait une alliance : par ce mélange infime de sang, qui faisait des frères de générations de soudards, ils s’engageaient à affronter ensemble l’adversité dont ils craignaient que la fortune les accable.
Plus tard, bien plus tard, cependant que tous deux étaient jeunes pères et maris, Kadyl aura accepté silencieusement de suivre son frère vers ce qui deviendra leur ultime projet, cédant à un élan instinctif prenant sa source dans ce pacte oublié. Un imperceptible acquiescement, un rictus figé scelleront l’affaire. À la suite de quoi leur existence aura été vouée à ce destin forcé et ne s’achèvera qu’au terme de leurs desseins féroces. À quelques heures d’intervalle, les deux complices seront morts ; non pas de la façon qu’ils envisageaient lorsque, étendus sur le matelas à même le béton ciré de la cave, leurs yeux brillaient autant des volutes de weed que de l’assurance d’avoir pris la bonne décision, non ! ni en héros ni en justiciers. Ils mourront ainsi que de simples mortels. À l’instar de tant d’autres avant eux, ils s’inscriront dans le ballet des secrets et de l’horreur de l’Histoire.
Pour l’heure, la dépouille décérébrée de Milomenn termine de refroidir entre les mains des médecins légistes de la capitale, tandis que Kadyl s’apprête à affronter une brigade complète des Forces d’Intervention et d’Élimination du Risque. La fraîcheur de la nuit pénètre l’appartement à partir du mur laissé béant après que la détonation a descellé, il y a quelques minutes, la fenêtre et les volets du salon. Recroquevillé dans la baignoire de la minuscule salle de bains où il est retranché, un casque antibruit sur les oreilles et sa kalash armée, Kadyl pense à la femme de son frère. Une sensation de crampe au niveau des côtes le saisit à chacune de ses inspirations. Songer à Eïâ le met d’humeur acerbe. Il se gausse, s’esclaffe sans que l’on puisse discerner, dans ce timbre perçant resté adolescent, la détresse infinie du mépris. C’est elle, Eïâ, qui a trouvé cette planque. Les ouvertures au rez-de-chaussée devaient offrir à une éventuelle fuite précipitée des échappatoires supplémentaires ; mais les issues sont devenues des accès. Pourtant, ce n’est pas la raison qui porte sa mémoire à la convoquer. Kadyl sait que sa belle-sœur ne pleurera pas la mort de son mari, tombé en combattant. À l’opposé, que penserait-elle de la sienne ? Serait-elle d’une quelconque consolation vengeresse ? Au fond, que peut-il lui être reproché ? La sensation de serrement du thorax s’intensifie. Qui veut parler de trahison ? Malgré tout, n’a-t-il pas une nouvelle fois fait montre d’allégeance en allant exécuter ce couple d’infidèles, au lieu de se retrancher directement ici ? Il ronge des débris de mots entre ses dents serrées. Quelqu’un de suffisamment près et de bien informé pourrait y discerner des excuses mâtinées de lamentations. Mais il est seul et personne ne l’entend. Puis, dans un acquiescement compulsif, il comble le vide qui le cerne d’un rire triste et bruyant, somme toute effrayant. Puisqu’elle était au courant de tout, elle savait ce qui se tramait, Elle a toujours été, en toute chose, la complice de mon frère, Je lui cracherais à la gueule si elle venait me pardonner. Et puis de hurler à l’intention de la noirceur redoutée de la nuit : « Si vous approchez, je fais tout sauter ! Vous entendez ? Je fais péter tout le quartier ! »
Cette mort ne manquerait certes pas de panache. Car Kadyl comprend bien que sa vie approche du terme. Or, il se sent en capacité d’agir sur sa conclusion. Il faut dire qu’il a toujours perçu la nécessité de choisir un camp mais, à cette heure ultime de son existence, nous pouvons comprendre que l’injonction se fasse plus pressante. Quel est son parti ? Toute sa vie n’a été qu’une lutte : pour survivre, pour s’imposer, pour exister – épaulé par Milomenn, debout à ses côtés depuis le début, quels qu’aient pu être leurs différends. Seul son frère n’a jamais failli à leur attachement, fidèle à toutes les promesses. Le cadet se comble de reconnaissance à l’idée d’avoir éprouvé cet attachement. Il pivote vers l’arrière et observe le plafond. Les écailles de peinture luisent comme le reflet des étoiles sur une mer grasse : constellation de la décrépitude. Toute la misère qui l’entoure lui est si familière qu’il ne la discerne plus. Elle ne lui a jamais cédé malgré ses efforts pour échapper au destin programmé par un monde trop étroit pour ses rêves et ses passions. Alors il s’est emparé de la dignité que son frère lui a offerte, manifesté du courage à ses côtés, adopté la Doctrine, sincèrement malgré les obstacles. Il a même... et pour la première fois depuis le début de cette folle journée, il songe à sa femme et à son fils ; l’évocation des effluves épicées des heures de repas et les éclats de rires du petit agissent tel un baume apaisant l’espace d’un court instant. Comment vont-ils le juger, eux qui apprendront le principal par la presse, ou peut-être par les flics ? Un profond sentiment d’injustice le déborde. Il n’a jamais eu aucune chance de s’en sortir, que des impasses et trop peu de force pour écarter les limites.
Kadyl se met à chialer et il s’en veut pour cela. Ses frissons évoluent en tremblements. D’abord les jambes, puis le buste. Éclairé par la lumière vacillante de la pièce d’à côté, le guerrier cherche du regard de quoi se couvrir : une couverture, une serviette de bains. Son repli a été précipité par les événements. Même alerté et attentif, l’action se rapporte souvent à l’urgence. Il est sur le qui-vive, ne lâchant pas du regard l’extérieur d’où il envisage un danger mortel le guetter. Mais ce n’est pas encore le moment. Un long soupir l’étreint jusqu’à l’apnée lorsque ses longs doigts osseux enchâssent son crâne. Il croit ses phalanges prêtes à pénétrer le cuir chevelu jusqu’au sang, lorsqu’il reprend son souffle dans un halètement oppressé. Son corps impose sa volonté, une nouvelle fois. Les genoux pressent les parois d’émail et l’intégralité de ses membres se tend au maximum de l’espace disponible, comme pour se fuir les uns les autres. Seule une douleur insoutenable pourrait infléchir les aspirations de ses muscles ; alors, ils poussent, ils tirent, se contractent jusqu’à la crispation. Son esprit a perdu le contrôle du royaume de chair et d’os sur lequel il régnait en despote depuis un long temps, roitelet divin aveugle et sourd aux vigies. Il n’y a que la nausée qui lui est épargnée. Sans doute est-ce le fruit de l’efficace anti-vomitif pris ce matin avant le départ. Dans un éclair d’adrénaline et de lucidité, il réajuste son masque oculaire afin de prévenir toute tentative de déstabilisation cognitive aux flashbangs. Ces grenades assourdissantes produisent une forte secousse sonore simultanément à un flash de lumière aveuglante. Cela prend aux tripes, fait vibrer les viscères et paralyse tous les sens. Heureusement, il est aguerri. Ses automatismes opèrent : quelques gestes simples, précis, répétés lors des nombreuses heures d’entraînement et de simulation. Kadyl est un soldat entraîné, recruté par son frère pour la confiance qu’ils s’accordaient réciproquement.
Le monde s’est réduit à la lucarne ouverte lors de la première offensive. La nuit de la ville lui paraît moins dangereuse à présent que l’habitude a installé sa ritournelle dans le décor de lumières électriques et de fantômes parfaitement immobiles. « Seul le Puissant sait et Il est mon guide invisible ». La peur quitte le soldat qui abandonne sa conscience à une doctrine. Il en a fait l’expérience. « L’armée des ombres est en marche et Son plus fidèle bras vengeur est prêt à accomplir son destin ». Vivre ou mourir, mais surtout tuer de cet ennemi infidèle. Mais qui est cet adversaire nuisible et hostile ? Les armes de ces militaires seraient-elles pointées dans sa direction s’il n’y avait ce qu’il a commis ? « Je ne suis pas un tueur ». Où est son armée, à lui ? « Je ne suis pas un tueur, je suis un soldat ». Il n’y a que des idées à venger de la contradiction, pas de population à défendre, que des symboles contre des vies. « Je ne suis pas un tueur ». Pas de peuple uni derrière sa cause, la leur, celle du Puissant ; quelques frères d’arme autour de la Doctrine. Où est sa responsabilité ? On peut se demander d’ailleurs si ce principe lui est encore accessible. Ses actions sont-elles uniquement le fruit d’une réaction ? Kadyl ne parvient plus à s’en convaincre, ni à se persuader du contraire. Il est pétrifié dans un brouillard indistinct.
Depuis que toute connexion a été coupée avec l’extérieur, il n’y a pas d’eau, ni d’électricité, ni davantage de réseau GSM qui parviennent jusqu’au repaire de Kadyl - sorte de Robinson urbain. À la façon de l’illustre naufragé dont il a étudié les aventures au collège, Kadyl n’abandonne pas une once d’espoir au découragement. S’il peut atteindre les bosquets dont il aperçoit le commencement et qu’il sait mener jusqu’au parking de derrière, il pourra s’enfuir, voler une voiture, ou plutôt une moto. Cependant, peut-il encore rejoindre le refuge ? Une chaleur humide monte depuis l’aine. Sans qu’il n’y prête attention, l’urine se répand vers le siphon. Il remue les jambes et ressent l’engourdissement. Le gilet pare-balle diminue sa dextérité. Il replie les genoux sur sa poitrine puis tend les jambes, active ses doigts pour saisir un objet palpable sinon visible. Son corps se contorsionne faisant basculer le poids de ses appuis des épaules au bassin. Pas de bruit, personne à l’horizon, le négociateur a dû se retirer dormir avant l’assaut. Kadyl ressemble à un félin. Lentement, il se glisse jusqu’au mur qui sépare sa retraite de la pièce principale. Avant de s’engager dans le chambranle, il lance un dernier regard de contrôle dans le grand miroir au dessus du canapé. Un éclat, minuscule mais persistant, l’intrigue. Il cherche à en déterminer la cause. Un quelconque voyant, mais quoi ? Il n’y a plus d’électricité ! Des ombres bougent et l’éclat se multiplie. Ils arrivent ! Ils sont déjà là ! Comment ne les a-t-il pas repérés avant ?
Tout ce qu’il y a de haine adressée à l’inéluctable - lequel depuis la nuit des temps remplit son œuvre, tout ce qu’il y a de rage dans le geste qui ne peut s’accomplir, l’entièreté de la douleur du bas ventre, de la peur qui saisit la proie, l’ensemble de cette vitalité acculée se concentre dans un mouvement vers l’avant. Par à-coups successifs, Kadyl rompt la trajectoire de sa déroute dans l’espoir vain d’échapper aux impacts. La mâchoire compacte, les épaules basses et les muscles contractés à tout rompre, il heurte les meubles, trébuche, se relève et progresse vers la sortie. Lorsqu’on entend une voix humaine pourfendre la fumée et le concert des armes automatiques. Ce cri, ce n’est pas l’expression d’un effroi ni d’une douleur mais la manifestation d’un corps pour traduire la prédestination mystérieuse d’une conscience.
* *
5e jour du procès des attaques de mars.
Les coaccusés impliqués dans la logistique nient toute connaissance des intentions des terroristes : « Nous sommes des complices malgré nous, nous sommes des victimes ».
Suivez l’audience en direct.
19 septembre – Mélanie Tassor
live
16:20 « son frère ? vous voulez dire son ami »
Blerina h., l’épouse du terroriste Kadyl : J’étais au courant de rien. Kadyl m’a dit qu’il partait en voyage quelques semaines... au plus un, maximum deux mois. Et ça a duré 6 mois avant que je le revoie.
Maître Pillo-Kerbot : Cela lui était-il déjà arrivé auparavant ?
Blerina h. : Oui, de temps en temps. Et y’a un an, il était parti longtemps en pèlerinage, avec son frère.
Maître Pillo-Kerbot : Son frère ? Vous voulez dire son ami, son meilleur ami ?
Blerina h. : Il considérait Milomenn comme son frère.
...
15:07 « Nous tombons des nues »
Le père de Linnet b. : Non, nous ne savions pas qu’elle se faisait appeler Eïâ ; nous tombons des nues ! Si elle a fait tout ce qui a été dit, tout ce qu’elle a fait, tout ce qu’ils ont fait... Aujourd’hui, nous sommes des parents qui ont perdu leur fille.
Le président : Mais votre fille n’est pas morte ! Elle est même sur le banc des accusés. Saviez-vous qu’elle s’était mariée religieusement au dénommé Milomenn ?
Le père de Linnet b. : Nous ne savions rien. La fille que nous avons aimée et élevée est morte lorsque les balles de ces terroristes ont tué.
Le président : Ressentez-vous de la tristesse pour votre fille ? Vous ne semblez pas très atteint par la situation.
Le père de Linnet b. : Nous avons bien élevé notre fille. On lui a enseigné le respect de la vie, dans la Doctrine. C’est la volonté du Puissant d’avoir fait de nous des désenfantés.
...
14:15 L’entourage familial
Sont appelés à la barre les parents de Blerina H, l’épouse du dénommé Kadyl.
Avocat général : Vous étiez déjà à la retraite à cette époque. Votre fille est revenue vivre chez vous. Cela vous a-t-il semblé étrange ?
Le père : Non, elle était la bienvenue, c’est normal. Elle était seule avec son garçon... presque pas de revenus.
La mère : Nous étions contents d’avoir le petit un peu plus souvent.
14:12 L’audience est reprise
12:41 Audience suspendue
L’audience reprendra à 14h10.
...
11:29 « De l’aide à un ami »
Linus k., le logeur : « Un ami vous demande si vous pouvez l’héberger, vous lui demandez pourquoi, vous ? » Réponse de l’Avocat Général : « Si c’est pour plus de six mois, probablement ! Si c’est pour préparer un attentat, sûrement ! »
...
09:57 « Un homme d’affaires »
William b. , le fournisseur d’armes : « Je fais du biz, pas plus. C’est des fous eux ! Moi, c’est tranquille, un petit business familial. »
Le président : « Vous appelez le trafic d’armes et de drogue, des petits business familiaux ? »
William b. : « Je suis un homme d’affaires ! Je vendrais des cigarettes et de l’alcool si ça rapporterait autant que les armes et la drogue. Je cherche pas les miettes, moi c’est du lourd ou rien ».
09:42 La question des armes
Le président demande à William Besos, le fournisseur présumé des armes, s’il connaissait les terroristes.
William Besos : Je les connaissais, mais en braqueurs, pas comme ça. Quand y avait une magouille à faire, on était là. Mais ça... J’ai été choqué de voir ça, à la télé, tout ça. Moi, la religion c’est pas ma came.
Avocat général : Et c’est quoi votre came Monsieur Besos ?
William b. : Comme tout le monde : le blé, le pouvoir aussi. Mais je tue personne. Et... c’est pas moi qui les ai convertis à quoi que ce soit. Je suis pas plus responsable de tout ça que vous, ou les autres qui sont morts.
Avocat général : Mais c’est quand même vous qui avez fourni les armes !
William b. : J’ai pas appuyé sur la gâchette. J’aurais su, je me serais éloigné d’eux.
Avocat général : Et peut-être auriez-vous même contacté les forces de l’ordre pour éviter la tragédie... On se moque de cette cour !
...
Le procès d’un attentat hors-norme. Du lundi 15 septembre au mardi 30 septembre, cinq accusés doivent répondre d’avoir apporté leur soutien aux terroristes pour les aider à perpétrer les attaques de mars dernier. Des zones d’ombre ont persisté longtemps sur le déroulé des événements tragiques, en particulier sur la mort du terroriste Milomenn ou l’assassinat des anciens voisins du dénommé Kadyl durant sa cavale. Les espoirs sont forts pour voir ce procès public lever les doutes et permettre aux familles d’effectuer leur deuil.
* *
Face à la télé, l’homme joue à la console. Sur sa droite, la femme passe l’aspirateur. Nous les connaissons, tout au moins de réputation. Elle, c’est Eïâ. Elle a ouvert en grand la porte-fenêtre. Le chahut du parking ploie par dessus la rambarde métallique du balcon. Le soleil terne de la fin de l’automne entre presque parallèlement au sol. Lui, c’est Milomenn. Assis sur l’arrête du canapé, il est en débardeur malgré l’air vif, en bas de survêtement et des claquettes sous ses pieds nus. Il est fort et elle aime ça, le regarder, savoir que cette puissance physique peut inspirer la peur, maîtriser n’importe quel être sur cette terre et au-delà. Il augmente le volume de l’enceinte portative. On croit reconnaître un prêche, le témoignage d’un vétéran, ou peut-être les deux. Ce n’est pas certain car nous ne maîtrisons pas encore assez bien cette langue. Une neige de poussières languit dans le sillon du moteur ronronnant qu’un rai de lumière semble poursuivre sur la scène désuète. Le duetto tournoie sur le tapis. Elle est gracieuse et il aime ça, le privilège de profiter seul de sa beauté la plus intime, le parfum de sa peau hâlée, mais surtout la confiance sans appréhension de ses longs regards.
Tout est prêt. Les lieux ainsi que les corps. Chacun dans la solitude de sa pièce va pouvoir s’adresser au Muet. Le rite est un des rares moments de leur vie que les époux ne partagent pas. Ils ont l’habitude et, s’interroger à ce sujet leur semblerait probablement incongru. D’une famille pratiquante, Eïâ a été initiée très jeune à la Doctrine. Et puis, de goûters entre jeunes filles en conseils d’étudiantes, en passant par des recherches plus personnelles au sein de sa communauté de cœur, elle a rencontré Lasiate. Plus exactement sa femme ; mais c’est Lasiate qui lui a présenté Milomenn. Le couple s’est accordé en moins de temps qu’il n’en faut à un aveugle pour tendre exactement les cordes d’un piano. Milomenn exècre la musique. Sa pratique et son écoute sont proscrites chez lui. Et partout où il se rend, d’ailleurs. Sa lecture austère de la Doctrine a fini par éloigner Eïâ de ses parents. L’amour de l’enfance ne s’est pas mué en affection (ce qu’il est courant de constater entre enfant et parents), mais en affliction (non moins courant, avouons-le). Toutefois cela ne l’émeut point, Milomenn.
On dit parfois que de l’amour à la haine, il n’y a qu’un pas. Dans ce foyer, ces deux sentiments cohabitent et se nourrissent l’un de l’autre. Ils forment les fondements de la relation qui unit nos deux amoureux. Plus le ménage décèle dans les actualités quotidiennes un quelconque complot - le plus souvent ouidjé, il nous faut bien l’indiquer - plus la haine du couple grandit, et davantage encore s’en trouve-t-il resserré par un lien indéfectible. Voyez comme ils sont beaux ! Lorsqu’elle entend son homme rouer de coups l’écran bleu de son ordinateur, à cause d’une injustice à l’égard de leurs frères et sœurs opprimés, il n’est pas rare qu’Eïâ se faufile dans son dos pour glisser les mains sur ses pectoraux saillants, les bras enserrant son torse athlétique et la tête à plat en dessous de ses omoplates. En cet instant délicat, elle se laisse bercer aux battements hardis de son cœur. Car il en faut du courage pour vivre au milieu de ses ennemis. Alors, afin de la rassurer, ce mari aussi pragmatique qu’attentif et tendre se calme et promet à la femme de sa vie toutes les vengeances que les privations rêvent d’assouvir.
Rares personnes n’ont été aussi fusionnelles que ces deux-là. Sans doute est-ce parce qu’ils ont mûri ensemble, chacun soutenant l’autre dans son accès à la maturité. Plus qu’un couple, ils forment une équipe, unie autant par les sentiments que par les projets. Il ne surprend donc plus grand monde qu’ils partagent des convictions au point que l’un puisse terminer le propos de l’autre. Il y en a une en particulier qui a joué un rôle déterminant dans leur devenir : la certitude que l’alternative à leurs croyances n’existe pas. Que le lecteur nous comprenne bien ; nous ne parlons pas ici de la possibilité d’être affecté par une opinion contraire ou d’y voir la source réfutée d’une vision différente. Non ! Cet homme et cette femme sont unis par une sorte d’affectation au bien si rigoriste qu’elle rend toute voix univoque. Et pour les faux timbres qui entacheraient cet accord parfait, un châtiment unique également : le trépas. Cependant, le véritable amour n’est-il pas fait de ce bois-là ? Enfin ! ne nous égarons pas et revenons à nos époux épris.
À présent, la dette de la vengeance va pouvoir être soldée. Tout semble indiquer que les choses vont bien se passer. Le plan se met en place, les contacts sont sûrs, les informations plus précises sur les lieux et les cibles devraient être communiquées prochainement. Les nuages s’effilent derrière eux. Derrière eux, les séjours en prison et les humiliations. Le couple est déjà inscrit dans l’action. Ensemble, ils se sentent irrésistibles. Reste à convaincre son frère. Ce n’est pas que Kadyl puisse ne pas être en accord sur le fond. Il comprend l’ennemi héréditaire – les ouidjés – et celui de circonstance – l’État et ses armées de mercenaires. Mais parfois, son petit frère occupe des silences qui inspirent à Milomenn de l’inquiétude voire une douce colère. Après l’entraînement et le troisième rite, ils rentreront dîner. Puis, à leur habitude, ils laisseront Eïâ à ses tâches et se rendront à la cave parler un peu affaires. C’est le moment que choisira Milomenn pour aborder les sujets importants.
La cave était un lieu étrangement neutre qui contrastait avec les barres d’immeuble délabrées, lesquelles s’élevaient au-dessus en empilement de centaines de logements obsolètes. Les parois lisses de ce réseau souterrain offraient à la vue des habitués un blanc immaculé tandis que les portes, lourdes et épaisses, pivotaient lentement. Cela en faisait un lieu privilégié pour le silence, identique à un sanctuaire. Mais c’était là que se traitait le négoce et se jouaient les alliances décisives du grand banditisme local.
Frère, j’ai besoin d’être sûr que tu comprends notre projet. J’ai besoin de toi sur ce coup. C’est plus important que tous nos trucs-là, notre business. Il s’agit d’un grand honneur qu’on nous fait. Il faut en être dignes, mon frère ! Se disant, Milomenn tira une taffe sur le mégot roulé et se gratta les couilles, davantage par automatisme que par démangeaison. Pour le Puissant. Pour notre peuple qui souffre au pays. On va envoyer un avertissement à tous les blasphémateurs. Et aux ouidjés. Peut-être qu’on rejoindra le Puissant - si Il le veut.
Ils n’étaient que tous les deux et cela faisait déjà de longues minutes que Milomenn entretenait Kadyl de ses projets pour eux. Le cadet écoutait son frère, immobile et muet ; exactement ce que craignait l’aîné. Mais ce dernier avait appris avec le temps à ne pas se précipiter, à lui céder un peu de marge, surtout lorsque, comme en cet instant, son frère le fixait droit dans les yeux. Ainsi, afin de lui rappeler qu’il s’agissait d’une conversation et non d’un discours, il reprit.
Il faut que ça reste entre nous, bien sûr. Juste les personnes indispensables, OK ?
Même défoncé, Kadyl constata l’attitude solennelle de Milomenn, plus qu’à l’accoutumée lorsqu’il évoquait leurs projets de braquage. L’alerte venait de là. Quelque chose se jouait qui n’était pas habituel. Dans la lumière blanche des néons, les yeux de son frère lui parurent particulièrement grands, un léger reflet d’inquiétude commençant à y tracer ses contours. De son côté, il ne voyait aucune objection à suivre une nouvelle fois son aîné. Aucun danger physique ne l’effrayait et la cause était acquise de longue date. Il fallait rassurer Milomenn aussi improvisa-t-il.
Willy ? Linus ? Après chacun des prénoms énumérés par Kadyl, Milomenn approuva, puis il poursuivit.
J’ai pensé aussi à Lasiate, pour qu’on prépare un plan parfait. Il est sorti de taule il y a deux mois. Je sais où le trouver.
Et Eïâ ?
Quoi Eïâ ? Milomenn eut une montée de sang. Son visage était chaud et soudainement empourpré. Il était pris au dépourvu par cette anticipation sur ses plans.
C’est qu’il ne pensait pas aborder ce deuxième sujet aussi rapidement avec son frère. Cependant, l’acquiescement qui avait précédé la question de Kadyl au sujet d’Eïâ avait clos le premier acte. Le commando était constitué. Les deux frangins rejoindraient la ferme sous peu, pour devenir invisibles aux yeux des agents du renseignement. Le tandem pourrait ainsi préparer le dispositif avant d’intervenir dans cette maison d’édition impie, laquelle publiait les traductions d’auteurs blasphémateurs. Son directeur se trouvait inscrit depuis plusieurs mois sur la liste des cibles dont les leaders avaient ordonné le châtiment et la cellule à laquelle appartenaient les deux frères avait été choisie pour exécuter les ordres. Milomenn voulait maintenant régler avec son frère, le sort d’Eïâ. Au pays, même accueillie avec tous les honneurs dus à l’épouse d’un héros, il craignait de l’exposer à la rudesse d’une existence dédié à la survie, aux zones de guerre. Pour cela, il en éprouvait une culpabilité honteuse.
* *
Attaques de mars : 12 jours pour comprendre
Jour 3, au procès des attentats de mars – La cour d’assises est revenue ce mercredi sur l’attentat de la maison d’édition Tumuis qui a entraîné la mort du policier d’élite Vasco C.
Par Henry Kesel
Ce mercredi, le troisième jour du procès des attentats de mars a commencé avec le récit de Miriam H., l’otage des terroristes. Une parole ponctuée de larmes qui a décrit la culpabilité qui l’habite depuis les événements et l’horreur qu’elle ne parvient pas à oublier.
OTAGE
Il est 9h30 ce denier vendredi de mars, lorsque les deux terroristes, vêtus de treillis noirs et de cagoules, interpellent Miriam H. devant l’entrée du bâtiment des éditions Tumuis. La jeune graphiste est alors en train de faire une pause cigarettes tout en discutant au téléphone avec son ami des derniers préparatifs du week-end. Elle raccroche avant de se retourner, sans se douter du danger qui l’attend. Le plus jeune des deux attaquants la saisit par le bras, tandis que le second la met en joue à l’aide d’un fusil automatique. « Ils m’ont dit : On veut ton patron ! » Le trio prend alors l’ascenseur sécurisé à l’aide du badge de la graphiste. « C’était le choc et la panique en moi. Je n’arrivais plus à réfléchir. Je pouvais sentir une volonté et une puissance qui émanaient d’eux ». La jeune femme se rend alors compte que l’un des deux a ôté sa cagoule. « J’ai pensé qu’il avait l’air malade. Puis, aussitôt, que ma dernière heure avait sonné. J’espérais ne pas souffrir. » À peine arrivés dans les bureaux, les deux premiers coups de feu atteignent Vasco C. à la gorge et au front. Le garde du corps du directeur, en poste depuis moins d’une année suite aux menaces dont faisait l’objet la maison d’édition, s’effondre. « Je vois Vasco s’écrouler entraînant avec lui le guéridon sur lequel fumait son café quelques secondes avant. Une mare de sang cerne son cadavre et je perds connaissance. »
L’irréparable
Plus tard, c’est au tour de Johanna C. de témoigner. Son mari est la principale victime de l’attaque de la maison d’édition Tumuis qui avait publié une traduction du roman condamné par le fanatisme de la Doctrine. « Il (ndlr : Vasco C. , son mari) se plaignait depuis des mois du manque de moyens dont il disposait pour accomplir sa mission. Il soupçonnait sa hiérarchie de ne pas prendre la menace suffisamment au sérieux. » Ensuite, la veuve du policier d’élite s’en est prise au ministre de la Sécurité Intérieure qu’elle accuse de connivence par omission avec les ennemis de la liberté. Un malaise se fait ressentir dans l’assistance. Vêtue sobrement d’un jean et d’un tee-shirt, elle a incarné, durant sa prise de parole aussi courte qu’intense, la douleur sourde des victimes oubliées face à l’incompréhensible.
ABSENCE
Avant la suspension de la séance pour le déjeuner, l’Avocat Général a rappelé qu’un personnage clé dans cette affaire était le grand absent du procès. Il s’agit de Ngai V., dit Lasiate, recruteur des deux terroristes pour la lutte contre les infidèles à la Doctrine. Lasiate, que l’on soupçonne d’avoir joué un rôle crucial dans l’élaboration de l’attaque a disparu des radars de la police et du renseignement depuis plusieurs mois. Il a déjoué l’attention des services chargés de sa surveillance en laissant penser qu’il entamait un chemin de repentance à l’égard de ses crimes passés. Les enquêteurs suppose qu’il est en fuite.
ET MUTISME
Toute l’après-midi a été consacrée à la recherche des complicités directes. Malheureusement, l’épouse du terroriste Milomenn, Linnet B. plus connue sous le nom de Eïâ, s’est enfermée dans un mutisme absolu. Juste avant l’interruption de séance, c’est son avocat qui a troublé la salle d’audience et plus particulièrement les parties civiles, avec un début de plaidoirie aussi inopportun que douteux pour ces dernières. « Nous ne sommes pas un tribunal de sorcellerie ni de la morale. Ne condamnez pas ma cliente sur ce que son apparence vous laisse imaginer de pensées maléfiques en construction. Voyez qui elle est ! La société a traité son mari en ennemi et il l’est devenu. Reconnaissez à son épouse, reconnaissez à Linnet B. le statut de victime innocente et vous la confirmerez parmi les vôtres, parmi les nôtres. »
* *
Kadyl ne sait pas pourquoi il ressent cette sensation : une joie sans bonheur. Cela fait douze semaines qu’il se prépare. Encore autant avant qu’ils ne passent à l’action. La ferme que leur a fournie Linus est isolée au milieu des champs. Dans le matin jeune, avant que le soleil ne répande ses rayons tempérés, Kadyl apprécie fumer sa clope face au paysage dégagé, lorsqu’une brume blanche et rase le recouvre encore partiellement. Cela change de la ville ; même si la campagne pue autant - mais différemment. Sa femme et leur fils auraient pu se faire à cette vie simple. Il ne sait ce qu’il adviendra d’eux après et ne s’en préoccupe pas. Il écarte du pied une colonne de fourmis. Depuis plusieurs jours, Kadyl a du mal à se concentrer. Il oublie des étapes anodines du plan malgré ses efforts et les répétitions. Et puis, il ressent une douleur dans le dos, une sorte de pointe qui sourd depuis le bas de son épaule et qui ne le laisse jamais détendu. La nuit, c’est la mélancolie. Quand il ne dort pas, il assemble des morceaux de souvenirs, toujours les mêmes. Puis il redessine l’horizon de sa vie, échafaude des silences explicites semblables à autant de peurs à échanger, que le réveil dilue dans l’oubli. Souvent, dans ses rêves, il se dit qu’il aurait dû continuer à pêcher.
Gamin, sa saison préférée était l’été. Il appréciait la chaleur mais surtout se réfugier dans l’ombre des tilleuls et des saules ; les cheveux longs des femmes assises sur les bancs publics aussi, surtout quand ils étaient attachés. Tous les mercredis, Kadyl se rendait à la pêche avec le grand-père d’un camarade de classe. Longtemps, l’enfant ne comprit pas pourquoi ils ne ramenaient jamais de poissons. Il en éprouvait une frustration à l’estomac et un peu de peine pour l’ancien. Puis un jour, Milomenn lui révéla que le vieux pêcheur ne disposait jamais aucun hameçon au bout de sa ligne. Ce que le vieillard savourait, c’était le temps qui file, contempler, penser et puis la bonne compagnie. De ce jour, Kadyl ne l’accompagna plus et rejeta la pêche. Le jeune homme se mit au foot, aima chercher les limites de son corps, ressentir la brûlure piquetée des muscles après un effort soutenu. Puis il adora l’emporter, au point que gagner devint plus important que jouer ou retrouver les potes. Toutefois, il ne parvenait pas à la reconnaissance qu’il pensait mériter, limité pensait-il par la médiocrité de son équipe. C’est à cette époque qu’il rejoignit son frère dans la capitale. Un ancien du club de foot qu’il retrouva le fit rencontrer des amis humoristes. C’est de cette manière qu’il s’essaya au stand-up. Naturellement, il voulut faire l’acteur et courut les castings. Sans succès.
Lorsque Milomenn présenta Eïâ à Kadyl, le jeune couple était déjà uni selon les rites des écrits. À cette époque, le plus jeune des deux frères n’était pas encore aussi attentif aux propos de son aîné, davantage enclin à épuiser les possibles de son célibat, l’ensemble de ses espoirs alors dévolus à l’allégresse. Pour être exact - mais aucun d’entre-eux ne l’avouerait sans doute - Milomenn rencontra même certaines difficultés à faire venir son frère chez lui. Cependant, au moment où Milomenn et Kadyl s’accordaient sur leur ambition morbide, tout cela paraissait pourtant oublié. Leurs parcours dévots avaient convergé à l’instar de toute leur vie. Ils évoluaient dans les franges et se flattaient d’en devenir les maîtres. Dans la cave, le jour où ils entreprirent leur ultime projet, Milomenn insista au sujet de son épouse. Qu’est-ce que ça pouvait lui foutre, à lui, que la femme de son frère reste ici plutôt qu’elle se réfugie au pays ? Kadyl ne voyait vraiment pas pour quelle raison Milomenn tenait tant à son approbation. D’autant que, sur le coup, il fut plutôt inquiet qu’elle ne lui ait parlé de quelque chose. En vérité, quelques temps auparavant, Kadyl s’était surpris à espérer que Eïâ ait pu ressentir la même chose que lui, et ce malgré l’expression de leur indifférence. Rien n’avait été prémédité. Ils se trouvaient dans la cuisine. Quand il frôla sa main nue, lorsqu’il sentit ses entrailles se pincer à son contact, Kadyl se dit que le Puissant ne cesserait de l’éprouver de la sorte. Cela avait commencé un an plus tôt, en pèlerinage au Lieu Saint. En présence de tant de visages dévoilés, la tentation l’avait submergé à l’improviste, par tous ses sens, à chaque pulsation de son cœur. En cet instant il crut n’avoir jamais été aussi près du Puissant en même temps qu’aussi éloigné. Cependant, comme à chaque fois, il sut trouver davantage de foi, renouveler l’énergie, redoubler de rigueur et de discipline dans son application du Texte. Voilà pourquoi, depuis la cave, tout était rentré dans l’ordre : il savait ce qu’il avait à faire et aucune pulsion ne l’en dissuaderait. Il regretta que le Puissant ne fît du corps un allié plutôt qu’une source de tentations pour l’esprit, loin du droit chemin. Kadyl ne pouvait s’entretenir de ses idées avec son frère. Il craignait ses colères. Alors, il essaya avec Lasiate.
C’est ce dernier qui avait mis tout le groupe sur la bonne voie. Son expérience et sa faconde faisait de ce personnage haut en couleur quelqu’un qui comptait et dont on appréciait les conseils. Cependant, depuis sa sortie de prison, il n’était plus le même. Il avait refusé son aide à tout nouveau projet mais s’honorait d’être encore l’ami des deux frères. Aussi, profitant d’un ravitaillement, Kadyl lui donna-t-il rendez-vous.
Frère, tu penses vraiment que pour s’adresser à nous, le Puissant aurait utilisé un livre ? Et pourquoi pas une vidéo ou un jeu en ligne ?
Lasiate se mit à rire et cela blessa Kadyl que l’on se moquât ainsi de lui. Confiant, Lasiate persista.
Tu crois sincèrement qu’Il a besoin que quelqu’un nous explique Ses paroles, celles d’un vieux bouquin, pourquoi ? pour que tu comprennes Ses projets sur cette Terre ? Frère, tu te crois Son égal ? Ou alors tu Le crois incapable de S’adresser à chacun, directement ? J’ai été comme toi. Je sais ce que tu te dis. Lasiate fit une pause et jaugea son interlocuteur avant de s’obstiner. Crois-moi, tu étais soumis à cette société de merde qui fait de nous des esclaves à la solde du fric et de la débauche et ça, ça te met la rage, je sais. Mais écoute ! Maintenant, tu as changé de maître mais tu es toujours un chien. Fidèle, docile et qui mord quand on lui dit attaque. Libère-toi ! Tu sens ton corps qui a faim, qui a soif, qui a envie de chier. Tu ne cherches pas de sens à ça ; mais à tes petits malheurs, à tes frustrations, tes défaites quotidiennes, tu Lui demandes des réponses ; et le premier qui te dit que ça s’apaisera dans le sang, tu le crois.
Ainsi qu’à son habitude, Kadyl écouta sans mot dire. Il se persuada que ce n’était pas sa pratique qui était raillée mais que ses croyances étaient insultées ; puis, oublieux de l’origine de cette conversation, en conclut que la Doctrine était remise en cause par son interlocuteur. De retour à la ferme, il informa Milomenn de la teneur des propos de Lasiate. Nulle vérification ne fut nécessaire pour s’occuper de lui. Il fut embarqué de force dans le coffre d’une voiture de location et ramené au camp d’entraînement. On le tortura toute la nuit pour être certain qu’il n’était pas un indic des flics. Et puis, on continua au matin pour le punir d’avoir blasphémé. On l’acheva à coup de pierres et on se débarrassa du corps au fond d’un puits naturel perdu dans le sous-bois, celui en bordure du champ qui prolongeait le jardin de la ferme.
Il est des intuitions qui ne se révèlent qu’a posteriori. Au matin du jour j, le pressentiment de Kadyl sera de celles-là : une sorte d’instinct organique, lequel avive volontiers le chasseur qui devine une traque plus ardue qu’attendue.
Arrivés à scooter devant le siège des éditions Tumuis, les deux frères contraignirent la première personne qu’ils croisèrent afin d’accéder aux étages. Tout le groupe savait le sort réservé aux traîtres. Mais à présent qu’il se trouvait dans l’ascenseur, Kadyl entrevoyait soudain la trahison comme un acte qui ne concernait que le jugement des Hommes. Les projets du Muet résidaient peut-être justement dans tout ce que nous accomplissions, y compris dans ce que nous nommions des traîtrises. Qui présumions-nous être pour imaginer décrypter Ses volontés sur Terre ? En croisant le regard de l’otage, Kadyl fut si bouleversé par la vulnérabilité qui en émanait qu’il frissonna. Contrairement à Milomenn que cette faiblesse galvanisait, imprimant dans sa détermination un sentiment de toute puissance, Kadyl y concevait un ébranlement, physiquement. La joie et l’excitation du début de l’opération l’avait quitté tandis que la panique de cette jeune femme se propageait, à l’instar d’une marée lente, par tous les pores de sa chair. Bien sûr, Kadyl n’était pas un lâche, il ne reculait pas. Mais cette onde irrésistible étouffait la haine qui rendait légitime sa vengeance. Une chaleur fraternelle infinie prenait sa source dans le bleu de ses yeux bordés de larmes et irradiait jusque dans ses entrailles. C’était une personne, avec ses rêves, ses joies, un maquillage qui coulait. Et Kadyl l’aima pour cela. C’était une femme comme lui était un homme. Ce désir charnel qu’il avait pris l’habitude de refouler, manifestait de toute évidence sa sensibilité à la beauté, à la vie. Aucune goutte de sang n’en était digne. Aucun ordre ne pouvait les soumettre. Maintenant que son désir de justice se confrontait à l’acte, il vacillait. Car ce n’était pas l’idée qui ôterait une vie, qui appuierait sur la détente ; mais lui ! Son bras, sa main, ses doigts. Si la justice n’avait pas de visage, celui de l’injustice se déposait tel un masque sur celui de l’otage. Le corps de Kadyl assaillait son âme, ses sens entreprenaient une révolution contre ses projets. Mais il ne pouvait y avoir de pire moment ! L’uniforme sombre qui lui tournait le dos n’appartenait plus à Milomenn mais représentait l’expression du refus de toute liberté individuelle, il incarnait l’empêchement de l’humain à être, la tyrannie d’une idéologie morbide. Lui aussi en était la proie. En nage, Kadyl se sentit englouti au sein de ses vêtements martiaux ; puis si sale, qu’il en éprouva de la répugnance. Une angoisse l’envahit qui l’affligea. Il ne dépendait que de lui de faire demi-tour ou de continuer, de se taire ou de parler, de se cacher, de fuir ou d’affronter les épreuves. Un vertige le fit chanceler. Il pouvait être celui qu’il souhaitait. Pourtant, tout autour, Kadyl discernait des injonctions : une femme suppliait de la laisser vivre, son frère comptait sur lui, les amis attendaient dans la planque le résultat de l’opération. En cet instant, il se vit réduit à un ici et maintenant absurde. Son corps lui sembla trop petit pour loger ce trop de cœur. S’en suivit la peine, de celles que l’on éprouve en abandonnant le réconfort des illusions. À quelques secondes du but, il devait décider seul. Face à cette solitude démesurée, l’envie de se laisser choir était forte ! Pourtant, la mobilisation de son frère lui rappela la méthode. « Frère, tiens-toi prêt ! On y est. » Milomenn lui montrait une nouvelle fois le chemin. Kadyl comprenait aujourd’hui qu’il fallait davantage de force pour aimer que pour haïr. À cette idée, il éprouva une infinie compassion pour son frère et l’en aima que plus. La porte de l’ascenseur s’ouvrit. Sa volonté était inopérante. S’il voulait accomplir sa mission, c’est-à-dire tuer, Kadyl devrait confier ses résolutions aux réflexes. C’est ce qu’il fit. Son corps prit les commandes, diluant la vérité dans les profondeurs de sa mémoire. Jusqu’à ce que les hurlements des employés en fuite, l’odeur du sang frais, de la poudre consumée, tournoient autour de lui dans une valse aussi lente qu’irréelle. Son frère s’affaissa à quelques mètres de lui, à la manière d’un pantin désarticulé. Kadyl ne saurait dire si la mission est accomplie. Il est seul dans un silence cruel, ébaubi, au centre de cette scène figée. D’un pas lent, puis de plus en plus rapide, il s’échappe sans rencontrer la moindre opposition. S’évader, c’est conserver un peu d’initiative.
* *
Radio Média, il est 18 heures et c’est l’heure du journal. Nous retrouvons notre envoyée spéciale ; Marie-Suzanne ?
Dans l’actualité, aujourd’hui, l’ouverture du procès des attentats de mars. Ce matin s’est ouvert le procès des attentats de la maison d’édition Tumuis et de la rue Perak qui ont eu lieu en mars dernier. Il est tôt ce matin d’hiver quand les terroristes pénètrent dans les locaux de cette fameuse maison d’édition de la capitale. Pour cela ils ont pris en otage une employée afin d’utiliser son badge et accéder ainsi aux bureaux sécurisés. Il s’en suit une fusillade qui voit la mort du garde du corps du directeur et de l’un des deux assaillants. Le deuxième s’enfuit avant d’être rattrapé par les membres du FIER, les troupes d’élites de la lutte antiterroriste. Il est abattu dans sa planque, dans la nuit de vendredi à samedi, après qu’il a fait encore deux victimes pendant sa fuite : un vieux couple de confession ouidjée installé dans un pavillon de la rue Perak.
Alors Marie-Suzanne de nombreuses zones d’ombre existent dans ce dossier ?
He oui ! à commencer par la mort du premier terroriste. Les témoignages ce matin et cet après-midi des officiers qui sont intervenus lors de cette tragédie, ainsi que des experts en balistique sont formels : c’est bien le deuxième terroriste qui a éliminé son complice, et ce, en pleine attaque. Sans cela, il ne fait aucun doute que le bilan humain serait nettement plus élevé.
Et que sait-on des motivations de ce qui semble être une forfaiture entre les assaillants ?
Et bien, au moment où je vous parle, nous n’en savons rien. Tout comme nous ignorons pour quelle raison le survivant s’est rendu dans son ancien quartier afin d’y exécuter un couple qu’il connaissait. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de ce procès que de faire la lumière sur ce qui s’est exactement passé ce jour-là, pour comprendre et pour que cela ne puisse plus se reproduire. Mais ce qui semble d’ores et déjà acquis, c’est que l’attentat a été revendiqué par la branche la plus radicale de la Doctrine. Selon toute probabilité, cette attaque a donc bien été commanditée depuis l’étranger. N’oublions pas que depuis plusieurs mois, la maison d’édition faisait l’objet de menaces à la suite de publications que les tenants de la Doctrine, y compris les plus modérés, trouvaient insultantes. D’ailleurs, ils n’étaient pas les seuls. Souvenez-vous ! De nombreuses voix parmi ce que nous comptons d’intellectuels et de responsables civils et politiques les plus éclairés, s’étaient émues de l’émotion que pouvait engendrer une remise en cause de la Doctrine, pour les fidèles.
Et aujourd’hui, les choses ont-elles évolué ?
Et bien pas vraiment. Il semble que les camps se retranchent dans une logique manichéenne pour mieux s’opposer. J’en veux pour exemple, tout d’abord, la pétition pour la liberté d’expression qui n’a pu emporter l’unanimité de la presse nationale. Mais aussi, les menaces dont sont toujours l’objet la maison d’édition et tous ceux qui formulent publiquement des doutes sur la Doctrine. Il y a également ces associations d’étudiants qui se mobilisent pour faire interdire dans les universités tous les auteurs accusés de blasphème, ou encore les sondages qui indiquent que pour une partie importante des fidèles, leur texte sacré est au-dessus des lois. Et puis enfin, il y a l’intervention devant la presse ce matin, sur les marches du Palais de Justice, du directeur des éditions Tumuis, qui était la cible des terroristes souvenez-vous, et qui s’en est pris à la hiérarchie des forces du FIER, laissant penser que celle-ci ne faisait pas grand cas de ses troupes face au danger, je cite : « On ne leur demande même pas comment ça va, à ces pauvres gars ». Vous voyez, le consensus semble encore loin ! Entre le rôle de chaque acteur, le respect de la loi, le périmètre des droits (notamment en matière de liberté d’expression) et l’autocensure, la route est encore longue.
Merci Marie-Suzanne pour ce compte-rendu. Nous vous retrouverons tous les soirs pour suivre avec vous ce procès.
Toujours dans l’actualité aujourd’hui, les manifestations contre le projet de loi visant à modifier l’âge de départ à la retraite ont mobilisé moins de monde, hier. Ils n’étaient que...
... Et enfin pour conclure ce journal, une nouvelle qui devrait ravir les aficionados de football et plus particulièrement les supporters de l’Olympe Marsel puisque ce dernier a remporté son classico après plus de vingt ans de disette....
Pris au dépourvu par le désir de se livrer à une mystérieuse jeune femme, un homme se confie. Le lieu lui est familier, son interlocutrice peu (…)
Un jeune homme part au travail. Il est tôt. L’automne a des airs d’hiver. Son chauffeur est en retard aussi, il patiente dans la cage d’escalier (…)
Il en resta estomaqué. Le culot je crois. Son élan coupé net par le toupet, lequel concourt au défi aussi bien qu’au grotesque de nos existences. (…)
Un homme rencontre son cousin devant un hôpital. Ils ne se sont pas vus depuis de nombreuses années et entreprennent d’évoquer quelques (…)